A la rencontre de Berasategui
Ce repas chez Martin Berasategui était la principale raison de ma virée basque. Cela fait des années que j'étais curieux de goûter sa cuisine. Il se trouve que dans son menu dégustation, il propose certains plats "signatures", remontant ainsi jusqu'en 1993. L'occasion de rattraper un peu son retard.
Je suis parti le matin de Bilbao. Il était censé pleuvoir toute la journée. En fait, il y avait un joli ciel bleu. J'ai donc fait une croix sur l'autoroute et j'ai pris une voie buissonnière qui longe la côte atlantique, m'arrêtant de temps en temps pour prendre des photos. Lorsque je me suis approché de ma destination, j'ai été surpris de tomber dans une banlieue de métropole pas particulièrement chic (euphémisme). Je me suis demandé si mon GPS ne s'était pas planté. Et puis on passe un tunnel sous un chemin de fer. Le décor change, devenant plus "résidentiel", avec des villas cossues. Un panneau fléché annonce le restaurant qui finit par se trouver sur votre gauche, "planqué" par un grand mur de fer rouillé. Sur le parking, il y a plus de voitures immatriculées en France qu'en Espagne. Ouf. J'aurai moins l'impression d'être l'étranger de service.
Juste avant de rentrer dans le restaurant.
À peine arrivé, je suis amené à ma table, ce qui me change déjà de l'expérience Azurmendi.
Le décor est très sobre, avec des tables bien éloignées les une des autres.
Lorsque le sommelier me demande si je veux du champagne, je lui réponds que je préférerais un vin blanc qui me servira ensuite à accompagner le début du repas. Il m'amène un Rias Baixas 2019 de la Bodegas Albamas (100 % albariño). Mêlant les fruits blancs à la mangue verte, il offre une matière ronde à la fraîcheur croquante, tendue par une acidité ciselée. C'est extra ... et devrait bien accompagner les différents plats qui arrivent.
2020 Nos olives assaisonnées
On attaque directement le menu avec ces olives vertes .... qui n'en sont pas vraiment. Enfin elles ont bien le goût d'olives vertes, mais ce sont de fines coques croquantes qui contiennent un jus intense d'olive verte s'écoulant en bouche. Il y a donc intérêt à les manger en une fois, sous peine de devoir aller chez le teinturier ;-) Le jus qui est dans le bol est très proche, en peut-être un peu moins concentré (mais même pas sûr), avec tout le charme que peut avoir l'olive verte sans ses défauts éventuels – comme une amertume excessive. C'est accompagné d'une fine tranche de pain aux olives noires toastée bien croustillante.
2018 "Gilda" (anchois, piments verts et olives),
bouillon de capres "Agrucapers"
et tartare de thon "Balfegó"
Gilda est un hommage au carré, puisque le pincho servi tradtionnellement dans les bars espagnols est un hommage à la sensuatité brûlante de Rita Hayworth dans le fim éponyme. Martin Berasategui remplace la mini-brochette olive / piment / anchois par une série de sphérifications placées dans une grosse cuillère. En les mangeant l'une après l'autre, on retrouve les différents composants de Gilda sous une forme liquide.
Mais j'ai été en fait plus impressionné par ce qui est le plus invisible dans l'assiette : le bouillon de capres – qui est en fait plutôt une légère gelée. C'est le plus bel hommage aux capres que l'on puisse faire : c'est super fin, délicat, très frais aromatiquement, avec une texture fondante. Les petites capres sont également délicieuses.
Le tartare de thon est également de haut niveau, avec une chair dense et goûteuse, et un très bon assaissonnement.
Nb : je ne sais pas si ça fait partie de ses contrats de les citer sur son menu, mais Martin Berasategui fait la promotion publicitaire de Agrucapers et Balfegó, tous les deux leaders mondiaux dans leur domaine. Cela n'enlève rien à la qualité de ce plat. Dans mes recherches, j'ai vu que Balfegó ne pêche que des spécimens adultes pesant environ 150 kilos. âgés d'au moins six ans. Ils sont capturés vivants et immédiatement emmenés dans des "piscines" où ils sont nourris pendant une période variant entre un an et dix-huit mois. Pendant ce temps, ils sont nourris avec ce qui serait leur alimentation naturelle : maquereau, chinchard et autres types de poissons bleus. Lorsqu'ils sont finalement abattus, toujours sur commande, la technique japonaise séculaire Ike Jime est utilisée. Il s'agit de drainer rapidement le sang du poisson sous l'eau en coupant les vaisseaux sanguins pour éviter que la viande ne soit altérée par le stress.
2022 Boule croquante de "Begihaundi" (petit calamar)
C'est ce que 'on appellerait en France un cromesquis. À l'intérieur, des morceaux de calamar cuits dans une sauce à l'encre (là aussi, faire attention en le mangeant !). Mais c'est l'extérieur le plus bluffant : la croûte est très différente des cromesquis habituels : on a l'impression de manger un pain brioché toasté, sans avoir du tout l'impression de gras. Très très bien.
1993 Mille-feuille caramélisé d'anguille fumée,
foie gras, petits oignons et pomme verte
Le plat le plus "ancien" du repas. Mais pas du tout daté, et parmi les meilleurs. Tout est parfait : la texture des différents composants (dont un foie gras très moelleux / fondant et cette croûte caramélisée à se damner), les saveurs très complémentaires, l'équilibre global. Une perfection pas chiante du tout, mais au contraire passionnante, vers laquelle a envie de tendre tout cuisinier passionné.
2022 Beurres au paprika, anchois, romarin et olive noire
(mention TTB à celui à l'olive noire, quasi cacaoté : une merveille)
2019 Huître à l'émulsion de wasabi et croustillant de laitue de mer
L'émulsion aérienne de wasabi reprend plus le goût subtil de la racine que sa puissance. L'huître de belle taille que l'on ne voit pas me semble rapidement pochée dans cette même émulsion car elle en est imprégnée. Elle est goûtue, avec une belle mâche. Le croustillant de laitue de mer est très sympa, facile à manger même quand on n'est pas fou d'algue. Je n'ai pas compris quelle était la base du crumble situé à gauche (corail ?) et c'est diffcile à deviner, car pas hyper typé en goût. Mais il apporte un croustillant agréableà l'ensemble.
2001 Salade de coeurs de légumes avec crustacés,
crème de laitue ferme et jus iodé
Cela fait tout drôle de voir en vrai ce plat que j'ai vu de nombreuses fois sur internet, cette assiette étant devenue emblématique de la cuisine de Berasategui. Même s'il n'est composé quasiment que de légumes, c'est copieux. Peut-être même trop, car il y a encore beaucoup de choses à manger après. Là aussi, le plus important se voit à peine : c'est une eau de tomate gélifiée qui recouvre tout le fond de l'assiette. Elle apporte un subtil umami à l'ensemble, ainsi qu'un liant gustatif. Il y aussi ce jus iodé sous forme de points oranges, et la crème de laitue (les points verts). Ensuite, du végétal sous de nombreuses formes (diverses salades et plantes aromatiques, moelles de brocoli et chou-fleur tranchées en très fines lamelles. Et pour finir des crevettes à peine cuites, au goût marin délicat et à la texture irréelle de finesse. Un bonheur à chaque bouchée !
L'un des nombreux pains proposés : celui-ci est aux raisins secs et noix. Pas franchement idéal avec ce que je mange, mais une tuerie absolue qui mérite à elle toute seule le voyage à San Sebastian;
Bon, j'ai fini mon Albamar. Le sommelier me propose ce Rioja blanco Paranormal de la Bodegas Baron (millésime pas noté). En faisant ensuite une recherche, je me rends compte qu'il est fait par Juan Carlos Sancha chez qui j'étais l'avant-veille. Ce cachottier ne m'en a pas parlé ! Ce vin est issu de vignes centenaires de Tempranillo blanco, une mutation du cépage rouge. Il est finement fumé, avec aussi de la poire, une touche d'agrume, quelques notes florales. Une grande tension vous saisit dès l'attaque, avant d'être immergé par une matière dense, intense, mais bien fraîche, relevée d'épices. Encore un très joli vin !
2022 Coquilles Saint-Jacques et betteraves sur caillé aux fruits de mer
Salade de fenouil au "pastis"
Une fois la salade de fenouil au pastis retirée, le plat est plus lisible. On voit beaucoup mieux les Saint-Jacques qui ont dû mariner dans du jus de betterave. Je les suppose cuites à basse-température, car leur texture est plus ferme. Il y a aussi un peu de caviar, des "larmes " de petits pois, et ce "caillé" aux fruits de mer qui me fait penser à une royale ou à son équivalent japonais, le chawanmushi. Le bouillon est à base des barbes de la Saint-Jacques. Le tout est très bon, dans un esprit marin des plus civilisés.
Un autre pain, feuilleté celui-ci. Et également une tuerie !
2022 Tartare de petits calmars avec son jus lié,
Nuances de noix grillées, jaune d'oeuf,
Algues et kaffir
Je n'aurais jamais eu l'idée de servir le calmar en tartare. Ça lui convient pourtant bien. La texture est parfaite, à la fois ferme, tendre et moelleuse (oui, je sais, ça semble contradictoire). Quelle patience de tailler tous ces petits dés ! Au milieu, un oeuf de caille histoire d'être dans l'esprit tartare. La noix grillée, ce sont ces petits points fait de "pralin" de ce fruit sec. Le bouillon fait penser à un dashi japonais avec ce côté umami du kombu. Il y a une touche d'agrume bienvenue apporté par la feuille de combava (= kaffir). La tuile d'algue est très croustillante et aérienne. Bref, encore un très bon plat !
2018 Langoustine braisée au charbon de bois
sur un fond marin aux araignées de mer
et crème de sésame grillé
J'ai réussi à prendre la photo avant que ne soit versé le bouillon (fait avec les carapaces). Comme souvent avec la langoustine servie dans les belles tables, c'est probablement LE plat du jour. Car lorsque ce crustacé est cuit à la perfection – avec en sus ce goût inimitable de la cuisson au charbon – il n'a aucun équivement dans le royaume de la mer. La chair est monstrueuse de finesse, très délicatement fumée. Et l'accompagnement est au niveau. Tout à gauche, un condiment corsé à base des carapaces que l'on peut doser à l'envie. En haut, une étonnante écume au plancton marin. Et les différente crèmes sur les côtés : sésame, laitue de mer et corail des langoustines. Grand plat !
2022 Dos de merlu "D&Burela" grillé, "aji" jaune, ail noir et graines croquantes
Sans le "nid d'abeille", on voit mieux le plat ;-) Et puis il est bon, en plus. Ce n''est pas une punition de le faire disparaître. Le dos de merlu est enveloppé de deux tranches très fines de lard de porc ibérique équivalent au colonata italien. Le tout a été apparemment passé à la flamme pour la finition (sinon j'imagine qu'il a été cuit rapidement au four). Le Aji est au départ une sauce colombienne. Elle a été pas mal revisitée, car elle est normalement rougen étant à base de tomates. Là, ça fait plus penser à une sauce au curry. Les morceaux de légumes que l'on devine en dessous, c'est du chou-fleur, cuit al dente. Derrière le poisson, il y a une mystérieuse boule noire....
Belle cuisson nacrée du poisson qui n'a rien à envier au cabillaud. Dans la "boule noire", il y a une crème d'ail noir qui, une fois percée, a coloré tout le fond de l'assiette, mais a surtout apporté son caractère et sa douceur naturelle qui modifient le plat du tout au tout. Il y a un avant et un après. Encore un joli plat.
2021 Pigeon rôti entier aux sarments avec concombres marinés,
tubercules liquides, toasté croustillant et son jus
Évidemment, la cuisson du filet est parfaite, le jus (excellent !) d'une grande intensité. Ce qui m'a surpris, c'est le concombre : à première vue, ça parait un peu à côté de la plaque. Mais en fait, non. D'abord parce que j'aurais été incapable de reconnaître le cucurbitacé tant la marinade donc il est imprégné l'a totalement transformé (je soupçonne qu'ils utilisent un Gastrovac, ou plus simplement, mettent sous vide). Je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans, mais ça fait "jus d'herbes aromatiques". Son rôle dans le plat est d'apporter un contrepoint frais et croquant. Mais ce qui m'a le plus plu dans cette assiette, c'est le "tube" marron sombre en haut à droite. Composé des abats du pigeon, de chair – confite dans le jus – et de foie gras, il donne l'impression de manger un lièvre à la royale, version pigeon. C'est d'une intensité dingue, et absolument délicieux. Le reste parait presque anecdotique (surtout les tubercules pas franchement indispensables sous cette forme liquide).
2021 Gin Fizz chaud-froid de fraises et citron vert
En dessous, un granité de fraises, au dessus une écume aérienne au citron vert. C'est très sympa, rafraîchissant, et permet une bonne transition vers le sucré. On peut tout de même se demander ce que ça fait dans un repas dégustation d'un triple étoilé....
2019 Citron avec jus de basilic, haricot vert et amandes
Le choc, ce n'est pas le faux citron qui a comme un goût de déjà-vu. Même si j'aime beaucoup cette version à l'intérieur très frais, crémeux, et peu sucré, avec un citron bien présent et acidulé. Mais l'usage des haricots verts dans un dessert, accompagnés par un jus de basilic qui envoie du lourd, formant un ensemble explosif. Avec le sorbet citron / basilic, c'est un pur bonheur !
2022 Rocher crémeux à la mangue, noisettes caramélisées, beurre au café et toffee à la vanille
Même si la forme est plutôt originale, la palette aromatique est plus traditionnelle, avec des saveurs qui se marient très bien les unes avec les autres. C'est très bon, mais pas surprenant (eh ben oui, on devient difficile !)
Nos chocolats "Pacari" 2022 :
noix et miel, framboise et amandes, gianduja, vanille de Tahiti, verveine
J'ai repris l'intitulé, mais tout n'était pas du chocolat dans ce présentoir. Mais tout était très bon, pas trop sucré, digeste. On n'a pas l'impression de commettre un péché de gourmandise ;-)
Le café (très bon)
Le chef est venu faire son tour des tables en fin de repas. Par chance, il parle très bien français. Nous avons pu discuter du repas, de ce que j'ai le plus aimé. Et il m'a donné quelques renseignements sur certaines recettes. Un échange des plus agréables. On m'a proposé un selfie avec lui, mais c'est pas du tout mon truc, les selfies. Cette photo me suffit bien !
Comme les autres restaurants espagnols où je suis allé cette semaine, j'ai été impressionné par le rythme avec lequel les services s'enchainent. Il n'y a presque aucun temps mort. Bon, j'imagine qu'ils tiennent compte que je suis seul, et ne tiennent pas à ce que je m'ennuie. Ce ne fut jamais le cas ! Même si je m'attendais à encore plus de "baffes gustatives", le niveau de ce repas fut très élevé : la réputation du bonhomme n'est pas usurpée. Je suis juste un peu sceptique sur l'usage de la sphérification à plusieurs reprises qui n'apporte pas grand chose en terme gustatif. Tant que j'ai des dents, j'aime bien les choses solides. C'est mon côté vieille école.
En tout cas, je ne regrette pas d'être venu : il y eut de grands moments gastronomiques qui resteront longuement ancrés.
____________________________
Loidi Kalea, 4, 20160 Lasarte-Oria, Gipuzkoa, Espagne
Tél : +34 943 36 64 71