Une remontée fantastique dans le temps
Ces dernières années, il y eut pas mal de superbes dégustations qui s'étaient organisées dans les jours qui suivaient mon repas d'anniversaire en Belgique. Mais vu que toutes les personnes que souhaitait inviter Ludovic pour ce nouvel opus n'étaient pas disponibles au mois d'août, la date a été avancée au 25 juillet. Cela m'a donc "obligé" de faire un aller-retour juste pour celle-ci – mais j'en ai profité pour rencontrer d'autres personnes. Cela devait se faire en train, mais la SNCF a totalement merdouillé le jour de mon départ (train annulé + train en retard). Ce qui fait que j'ai dû prendre ma voiture et connaître la joie des bouchons estivaux, suivis par les pluies diluviennes belges – je suis arrivé pile au moment où le ciel s'abattait sur Charleroi et Namur.
Après moultes péripéties, je suis enfin arrivé à Liège et me suis attablé en bonne compagnie aux Sabots d'Hélène, un restaurant reconnu pour ses charbonnades (les clients disposent d'un grill à charbon intégré dans la table). Au programme, juste du homard (un par personne, tout de même), accompagné d'un seul vin. Faut commencer raisonnable...
Pessac-Léognan blanc 1993, Château Haut-Brion : la robe est jaune paille, sans évolution particulière. Le nez évoque le beurre citronné, le cédrat confit, avec une légère pointe de vanille. La bouche est ronde, ample, déployant une matière douce, aérienne, enrobante, presque moelleuse, avec une bonne fraîcheur en arrière plan. La finale gagne en ampleur et en éclat, avec un citron plus frais, plus tonique, souligné par une fine astringence crayeuse , et se prolonge sur les amers du cédrat et une fine pointe vanillée / beurrée.
Un vin étonnament jeune pour ses 28 ans. Et pour le coup un peu frustrant, car il manque les notes tertiaires qui apporteraient beaucoup plus de complexité.
En guise de fromage et dessert, un second vin.
Toscana bianco 2017, Tenuta Ornellaia : la robe est or pâle. Le nez est expressif, sur la bergamote confite, la citronnelle, avec une touche de pain grillé et de vanille. La bouche éclate de fraîcheur avant de déployer une matière dense et mûre, séveuse, équilibrée par les notes d'écorce d'agrume confit et de fruit de la passion. La finale est intense, dominée par le citron confit, complété par la verveine et l'ananas ( et un peu de cassis, aussi).
Même si ce vin a certainement la capacité de bien vieillir, il offre déjà aujourd'hui beaucoup de plaisir.
Jour J, chez Adrien. La table a été dressée optimistement sur la terrasse. Nous n'en profiterons pas, car la pluie fait rapidement son retour. Ludovic nous annonce le thème du jour. Nous n'allons boire que des vins du siècle dernier, en remontant d'une décennie à chaque vin. Au programme, un champagne, deux vins blancs, sept Bordeaux rouges et un liquoreux. Notre hôte n'ayant pas souhaité pour cuisiner, les plats proviennent des Sabots d'Hélène, et les viandes d'un très bon boucher liégeois.
Nous démarrons par un Champagne Dom Ruinart rosé 1990. J'en avais servi un pour mon anniversaire 2013. Il était alors déjà bien évolué. J'étais curieux de voir ce qu'il pouvait donner huit ans plus tard.
Sa robe est cuivrée, lumineuse. Le nez évoque un Rivesaltes ambré ou un vieux Madère dans ce qu'il peut avoir de plus noble : pralin, toffee, café, liqueur de noix, épices douces... La bouche est élancée, tonique, avec des bulles encore vivaces et une fraîcheur communicative. La matière est douce, sensuelle, subtilement oxydative, rafraîchie par de l'écorce d'orange amère. La finale est énergique, mêlant l'amertume du café et du quinquina à l'acidité du citron confit, puis arrive une palanquée d'épices, du café et du caramel au beurre. Sûrement l'un des champagne les plus dingues qu'il m'ait été donné de boire.
Pour l'accompagner, un excellent jambon Bellota
Le premier blanc est un Alsace Clos Sainte Hune 1995 du domaine Trimbach. Sa robe est d'un or intense. Le nez est superbe, sur les terpènes d'agrume, le pétrole, le gingembre confit et la citronnelle. La bouche est étirée par un fil invisible tout en affichant une grande ampleur, déployant une matière voluptueuse, douce, aérienne, d'une énorme fraîcheur. L'aromatique est intense, dans un registre proche de celle du nez. La finale est dominée par des amers sublimes : citron confit, combava, mandarine... Superbe !
Pour l'accompagner, de la truite sous toutes ses formes (pour simplifier).
Le second blanc est un Chablis 1er Cru Montée de Tonnerre 1988 du domaine Raveneau. Sa robe est d'un jaune paille intense, étonnamment peu évoluée pour un vin de 33 ans. Le nez est plutôt discret, sur le mousseron, la fumée, le sous bois automnal, le citron confit. La bouche est longiligne, traçante, avec une matière aérienne d'une grande douceur tactile, sur des notes intenses de citron, puis de mousseron et de fumée. La finale est intense, avec un trait citrique comme ligne directrice, et une persistance sur des notes forestières et l'âtre de cheminée. Un très beau vin qui pourra encore tenir longtemps, manquant juste un peu de gourmandise.
Ce crabe farci servait plus de transition vers les vins rouges que comme compagnon du Chablis.
Les vins de ce domaine servent plus souvent de bouquet final à une déguste. Voilà que ce Pomerol Petrus 1996 joue le rôle ingrat de "boute en train". Je n'exclue pas que ça ait impacté ma vision sur celui-ci. Sa robe est grenat translucide tirant vers le tuilé. Le nez est évolué, sur la prune, le cigare et le bois précieux. La bouche est ample, enrobante, avec une belle tension, délivrant une matière très finement veloutée à l'aromatique évoluée, dominée par le bois précieux et le Havane. La finale est douce, harmonieuse, finement fumée, sur la compote de quetsche, les notes salines et épicées, le genévrier... C'est très bon, harmonieux, mais manque une p'tite étincelle qui changerait tout.
Nous avions à disposition une très longue plancha électrique qui permettait à chacun de faire cuire ses morceaux de viande comme il le souhaitait. Il y avait à notre disposition quatre races de bovins différentes : Black Pearl (Pologne), Minotha (Portugal), Simmental (Suisse) et Blonde de Galice (Espagne). Je ne pourrais pas dire laquelle j'ai préférée : tout était joyeusement mélangé ;-) Mais le niveau était très élevé. Je me suis régalé !
On descend d'une décennie avec le Margaux Château Palmer 1983. Sa robe translucide se situe entre le grenat et le tuilé. Le nez est fin, profond, complexe, sur le cèdre, la boîte à cigares, la cendre froide, le cassis confit et l'encens. La bouche est longiligne, d'une finesse ultime, avec une matière soyeuse d'une délicatesse rare et une fraîcheur aromatique impressionnante. La finale prolonge la magie sans la moindre fausse note, sur le cassis, le cèdre, les épices, l'âtre de cheminée. Sublime, ai-je noté sur l'instant.
Comme Ludovic préférait éviter la décennie 70, il nous a proposé un second vin des 80's : le Pauillac 1982 du Château Pichon-Longueville, Comtesse de Lalande. Sa robe est grenat translucide, légèrement évoluée. Le nez est magnifique, à la fois confit, frais, intense, aérien... sur les fruits rouges et noirs, le cèdre, le pot-pourri floral, le tabac... L.a bouche est ample, soyeuse, aussi délicate que voluptueuse, d'une grande fraîcheur aromatique, avec une palette aromatique hyper complexe, kaléidoscopique, affichant à chaque seconde un nouveau "visage". La finale envoûtante, à la fois douce et intense, évoque les fruits noirs et rouges confits, le bois précieux et le Havane, suivi d'une palanquée d'épices. Encore un cran au-dessus du précédent. Sublime +, donc.
On passe dans les années 60 avec le mythique Pauillac Château Latour 1961. Sa robe bien translucide est un peu plus tuilée que grenat,. Le nez est fin, sur le cigare, le bois précieux, la prune et le cassis. La bouche est ample, aérienne, d'une douceur phénoménale et d'une fraîcheur surgissant de nulle part. L'équilibre est magnifique. La finale garde ce même équilibre, irréelle de fraîcheur, avec une intensité montant crescendo jusqu'à vous mettre une gifle phénoménale. Vous venez de croiser le Graal... Hormis l'aromatique plutôt pauillacaise, la texture fait vraiment penser à un très grand Bourgogne, style Musigny, avec ce mélange de finesse ultime et d'intensité de dingue.
Ce n'est pas un hasard que Ludo l'a placé pile au milieu. Il était censé être le sommet de la dégustation.
Mais le vin des 50's ne l'entend pas de cette oreille. Se faire dépasser par un Pauillac ? Sérieux ? Ce Pomerol Château Trotanoy 1959 a une robe grenat translucide évoluée. Le nez est fin, profond, sur les fruits noirs, la fumée, la cerise acidulée et le cigare. La bouche est fine, fraîche, voluptueuse, d'une grande douceur tactile, avec une aromatique intense, de la vinosité et un fruit pur, immense. La finale est raccord, légèrement plus tannique, bourrée de fraîcheur, avec une vinosité encore plus présente, des épices et du tabac... La magie de 1959 a encore frappé avec ce vin aussi délicieux que spectaculaire. Le Latour est plus élégant et racé, mais en terme de plaisir, il est difficile de départager.
Dans les 40's, il y avait deux options possibles : 1947 ou 1945. Ludovic a choisi le seconde option avec ce Château Haut-Brion 1945 (Graves à l'époque, j'imagine). La robe est très sombre, à peine translucide, aux reflets ambrés. Le nez est puissant, sur des notes résineuses, de la fumée et des fruits noirs confits. La bouche est intense autant pour l'aromatique que pour la texture suave, très douce, avec en contrepoint une grande fraîcheur et une droiture incroyable. Je n'avais jamais bu un vin qui ressemble à celui-là. La finale est séveuse, balsamique, épicée, interminable. Hénaurme vin !
Il est encore plus difficile de le comparer aux deux vins précédents, mais j'ai du mal à le situer à un niveau inférieur tant il est extra-ordinaire.
Dans les années 30, notre MC n'a pas choisi les années les plus réputées (1934 et 1937) puisqu'il nous présente un Château Haut-Brion 1933 – il faut le voir comme un clin d'oeil historique. Sa robe est acajou sombre, ne laissant rien augurer de bon. Le nez est intense, sur des notes balsamique, les épices et le goudron. La bouche est concentrée, vineuse, balsamique, doté d'une grande fraîcheur La finale est intense, très café, épices, brou de noix, avec toujours cette grande fraîcheur aromatique. La parenté avec le précédent est évidente, même si ce dernier est un cran en-dessous. Mais autant 1945 est réputé comme une année solaire, autant 1933 est censé avoir produit des vins manquant de concentration. Ce n'est pas le cas ici. On peut dire d'ailleurs que c'est sa texture qui le sauve, car aromatiquement, on est tout de même proche de la fin. Je ne pense pas qu'à l'aveugle, on le placerait à Bordeaux ;-)
Et l'on finit pas le plus grand millésimes des 20's avec ce Sauternes Château Rieussec 1929. Sa robe est ambrée tirant vers l'acajou. Le nez riche et complexe évoque le caramel, les fruits confits, le safran et l'orangette. La bouche est fraîche, intense, proche d'un PX, l'alcool en moins, sur le caramel brun, le café, le pralin, équilibré par une super(be) acidité. La somptueuse finale est dans la continuité : à la fois fraîche et très séveuse, balsamique et acidulée, sur l'agrume confit, le toffee, la figue et le café. Exaltant !
Pour l'accompagner, des cannoli glacés de plusieurs parfums – ici, chocolat.
La conclusion de cette dégustation, c'est qu'il n'y a finalement aucun de ces vins qui ressemble vraiment à l'idée que l'on se fait de Bordeaux aujourd'hui. On est clairement dans un autre monde, plus proche des Bourgognes ou des Loire du style Clos Rougeard. Les quelques domaines qui perpétuaient ce style (Chevalier, Haut-Bailly, voire Figeac), ont fini par l'abandonner. Et c'est bien dommage !
Un IMMENSE merci à Ludovic pour cette dégustation qui me marquera à vie !