Repas autour d'une horizontale Pomerol 1989
Ce que je ne vous ai pas raconté dans l'épisode précédent, c'est que j'ai passé toute ma journée du samedi a préparer le repas du dimanche. Il se passe chez Adrien, le plus jeune membre de l'équipe (dont nous avions fêté il y a tout juste un an les 30 ans à Reims). Nous avons longuement échangé sur le menu, Adrien amenant souvent les idées de départ – comme le très osé homard, ou le perdreau et les cromesquis. À moi de trouver comment les réaliser.
Histoire de tenir compte de la soirée précédente – qui a fini à deux heures du mat' – il a été proposé de proposer de démarrer le repas à 15 h. Ce qui était très bien pour nous, cuisiniers. Cela nous a permis de travailler six heures d'affilée le dimanche matin. Il fallait bien ça.
Nous avons démarré le repas avec un vrai-faux risotto de panais aux cèpes.Il est constitué d'une crème de panais (lait + crème + panais + parmesan), de panais et de pieds de cèpes coupés en "grain de riz" et poêlés séparément jusqu'à ce qu'ils soient al dente, et de fins copeaux de jambon cru à la truffe. En déco, une tranche de cèpe cuite à la plancha
Château Rayas blanc 1989
La robe d'un or intense évoque celle d'un liquoreux. Le nez est sublime, sur l'écorce de mandarine, les herbes médicinales, le silex frappé, et plein, plein d'autres choses. J'ai dû passer cinq minute à le humer avant de le mettre en bouche. La bouche, justement, est toute aussi sublime : dès l'attaque, vous êtes happé par une tension de folie qui vous embarque, loin, très loin. Elle ne repose pas sur l'acidité, imperceptible, mais plutôt sur une fraîcheur aromatique intense, avec une palette aromatique entre la chartreuse et le thé Earl Grey. De l'amande grillée et du fenouil, aussi. Il est difficile de parler de matière tant elle est aérienne, à la limite de l' impalpable, tout en réussissant à déposer un très léger voile gras sur tout le palais. L'équilibre de la finale – fougueuse et profonde – se joue subtilement sur une mosaïque d' amers, avec une persistance sur le café vert, les épices et les herbes médicinales. Énormissime vin : l'un des plus beaux blancs de mon existence ! L'accord avec le plat était superbe
Nous attaquons les rouges avec un tartare de boeuf mi-cru mi-cuits aux cèpes. La moitié du boeuf a mariné dans une huile aromatisée aux cèpes séchés. L'autre a été saisie rapidement à la poêle, histoire de colorer à l'extérieur tout en restant rosée à l'intérieur. Des dés de cèpes ont été snackés à la planche. Comme dans le risotto, j'ai ajouté quelques copeaux de jambon cru aux truffes. Et juste au moment de servir, j'ai rapé du foie gras mi-cuit congelé. L'accord fonctionne très bien avec les deux vins.
Château Clinet 1989
La robe est grenat évoluée. Le nez est assez austère sur l'âtre de cheminée, le cigare,un peu de fruits noirs confits. La bouche est fine, élancée, fraîche, avec une belle tension, et une matière soyeuse prenant progressivement de densité et dela profondeur. Le fruit est agrémenté de notes tertiaires, mais il est encore bien vivant. La finale est nette, un peu austère, sur le tabac et la cendre (je crois qu'à l'aveugle, je serais parti sur un Médoc sur terroir sableux).
Château Gazin 1989
La robe est plus sombre. Le nez est frais, sur le menthol, le cassis, le cuir et le cigare. La bouche est plus ample, plus douce, plus harmonieuse, mais se durcit ensuite, tirant vers l'asséchant. La finale est stricte , sur le café, le cigare et des notes salines/épicées.
C'est assez curieux, mais on se retrouve proche de la situation de la veille avec les deux Beau(-)Séjour.. Beaucoup ont préféré le deuxième, alors que je le trouve plus dur. Et j'ai déjà rencontré le cas chez Jean-Loup, où les"palais de fillette" avaient plus de mal que les autres avec les tanins....
Ce cromesquis aux pattes de homard, jus de veau, foie gras et truffe est un préambule au plat qui suit. Il est posé sur la crème de panais qui a servi au risotto. J'aime bien l'idée d'un fil conducteur dans un repas, avec des clins et renvois d'un plat à l'autre. On pouvait à juste titre s'inquiéter de l'accord. Ça s'est en fait très bien passé !
Château Lafleur 1989
La robe est grenat évoluée. Le nez est fin, sensuel, délicat, sur le pot-pourri floral et le bois précieux, avec une touche fumée. La bouche est trés élancée, soyeuse – arachnéenne même – d'une grande fraîcheur aromatique, sur des arômes de fruits, rouges confits, des notes florales et fumées. La finale est fraîche, très finement mâchue, sur la framboise, le poivre fumé et le café au lait. Une merveille de vin qui peut postuler au top 3 de la journée.
Voilà donc le plat casse-gueule de la journée ... mais qui recueillit finalement le plus d'enthousiasme. C'est donc une queue de homard laquée au jus de veau, girolles, et pince en tempura. Dans nos discussions, Adrien m'avait demandé si ce ne serait pas possible de faire un plat "terre-mer". On a évoqué le thon, la lotte et le homard. Adrien m'a dit qu'il avait un superbe souvenir d'une queue de homard laquée et pince en tempura servie chez Thierry Marx. J'ai alors proposé de faire un jus de veau à l'ancienne et de le concentrer un maximum. Puis je lui ai adjoint un bouillon de homard. Et réduit les deux ensemble. Une partie a servi à faire la sauce. L'autre, la laque. Les queues ont cuit à 47 °C durant une heure. Puis après avoir été laquées, elles ont été réchauffées très rapidement au four. Les girolles auraient été un accompagnement logique d'une pièce de veau. Elles devaient donc parfaitement convenir à ce plat.
À la dégustation, on ne percevait aucun goût marin. Le homard s'était "terrisé". La texture fondante/moelleuse, rarissime sur du homard, a séduit toute la tablée. L'accord fonctionnait très bien avec Lafleur Petrus dont la matière quasi impalpable épousait bien la chair délicate du crustacé Par contre, il n'y avait pas d'échange avec Vieux Château Certan, doté d'une matière plus dense, sans que ça nuise à l'un ou l'autre.
Château Lafleur Petrus 1989
Le nez est fin, profond, intense, sur sur la violette, les fruits rouges et le cigare. La bouche est hypra-longiligne, tendue par un fil invisible , et dotée d'une matière hypra-aérienne, évanescente, qui vous caresse le palais. Fin subtile toute en longueur qui ne rompt pas le charme. Superbe vin.
Vieux Château Certan 1989
Le nez est plus (cabernet ?) franc, sur le sous-bois, le tabac, l'encens et le cassis. La bouche est toute aussi élancée, avec une tension plus marquée, une matière plus dense, veloutée, plus profonde, tout en ne manquant pas de sensualité. La finale est puissante, avec une mâche gourmande, une grande fraîcheur aromatique sur menthol et le cigare. Superbe vin bis
Un duo au sommet impossible à départager : c'est un non-sens de dire que l'un est supérieur à l'autre tant ils tutoient tous les deux la perfection.
Ces cromesquis aux truffes – qui frôlent le trompe-l'oeil – font la transition entre le homard/veau et les perdreaux/foie gras/truffe. Ils contiennent un peu des deux plats : jus de veau, truffes, foie gras, cèpes, jambon à la truffe. Très bon accord avec Le Pin.
Le Pin 1989
Nez magnifique, fin, profond, subtilement floral, mais aussi une touche de framboise, d'encens, de Havane. Comme Rayas, je ne cesse de le humer, car c'est un bonheur en soi. La bouche est irréelle de pureté et d'élégance, avec une allonge impressionnante, une grande complexité aromatique. La longue prolonge toutes ces sensations en les intensifiant encore. Immense vin, proche des Grands Crus bourguignons dans ce mélange inégalable de finesse ultime et de puissance.
Nous poursuivons avec un perdreau désossé farcie au foie gras, truffe et cèpes, trompettes de la mort et purée truffée. Sûrement le plat le plus classique du repas. Mais il en faut bien un, et on ne s'en lasse pas ! Sans trop de surprise, il s'accorde bien avec les deux vins.
Château La Conseillante 1989
Le nez est très frais, sur le cassis, le menthol et le cigare. La bouche est hyper tendue mais très élégante, avec une matière soyeus, aérienne, et une p... d'allonge racée. La finale est gourmande et sexy, juteuse. Ce que c'est bon !
Château l'Évangile 1989
Le nez est encore plus frais, sur une aromatique proche. La bouche est plus pulpeuse, finement accrocheuse, avec une fraîcheur superlative. La finale est canaille, séveuse, sur le menthol et l'âtre de cheminée.
Au départ, j'avais prévu de servir la cuisse confite avec le perdreau. Mais perturbé par la beauté du Pin ( faut bien une excuse !), j'avions oublié... Pas grave : nous la servons avec le cromesquis de betterave fumée (contenant une sauce au vin rouge, cèpes, échalote, jambon à la truffe...). J'avoue avoir bu surtout Petrus seul, histoire de ne pas me déconcentrer, mais a priori, ça matchait pas trop mal.
Petrus 1989
Le nez est aérien, épicé, légèrement truffé. La bouche est trés ample, soyeuse, gagnant progressivement en densité et en puissance. L'ensemble est frais et intense, séveux. La finale épicée possède une sacrée allonge, avec une belle persistance sur le tabac.
J'ai l'impression que ce vin n'est pas encore arrivé à son plateau de maturité et ne donne pas tout ce qu'il a à offrir. Je trouve qu'il manque de complexité et de gourmandise à ce stade. Mais mon avis est personnel : Ludovic considère que que c'est le meilleur vin du jour (mais ce petrusophile est-il objectif ? )
J'ai ramené ce superbe Saint-Nectaire de Limoges. Il ne restait plus rien dans l'assiette au bout de 30 mn. Comme d'hab', l'accord avec les Bordeaux a très bien marché !
Château l'Église-Clinet 1989
Le nez est frais, sur le cassis, le cèdre, le poivre et le menthol. La bouche est ample, enrobante, avec une matière veloutée, douce et une grande fraîcheur aromatique. La finale est tonique, savoureuse, très fraîche, sur le menthol et le tabac.
Château Trotanoy 1989
Le nez est plus fumé, avec des notes de cuir mais également le duo cassis/menthol. La bouche est plus ample, charmeuse, très caressante, dotée de la même fraîcheur aromatique et d'un sacré peps. La finale fondue, est raccord, très harmonieuse, avec une fraîcheur insolente.
Sur ce duo, j'ai une préférence pour Trotanoy, mais il ne fait pas partie de mon top du jour.
Lorsque je me suis renseigné sur le vin du dessert, j'ai lu qu'il était assez peu sucré. On est plus sur un demi-sec/moelleux qu'un liquoreux. J'ai donc choisi de faire un dessert très sobre, histoire qu'il serve de piédestal au vin. C'est une crème brûlée à la cardamome et au café vert sur un lit de poire. Cela peut paraître puissant sur le papier, mais c'est en fait très subtil. L'effet voulu a été obtenu.
Riesling Frédéric-Émile Vendanges tardives 1989, maison Trimbach
La robe est d'un or prononcé. Le nez est vif, intense, sur l'agrume confit, le pétrole, la verveine. La bouche longiligne mais pas hyper tendue avec une matière dense, mure, moelleuse, très fraîche, marquée par les notes terpéniques. La finale est longue, traçante, sur l'ananas, la pêche rôtie et le citron confit. Un régal qui vous remet les papilles en place. On attaquerait presque une nouvelle horizontale !
Wouaoh, quelle série ! Et ce qui est bien avec ces "Bordeaux à l'ancienne", c'est que l'on ne sature pas du tout, car les tanins sont d'une grande finesse. Mes préférés sont le Pin, Lafleur, suivis de Lafleur-Petrus et Vieux Château Certan. Mais les autres ne sont pas loin... Et puis bien sûr, il y a l'immense Rayas blanc qui m'a marqué au fer rouge. À noter que la truffe qui est soi-disant un marqueur des vieux merlots a été absente des deux horizontales. Les notes tertiaires du cabernet-franc présent faiblement dans les assemblages a tendance à prendre le dessus. Merci à Ludovic sans qui rien n'eût été possible et à Adrien pour m'avoir aidé et inspiré pour le repas !