Un livre très intéressant sur la Géorgie et le vin
Il y a un mois, Pascal Reigniez – ancien enseignant en anthropologie et chercheur associé au CNRS – m'a contacté pour savoir si ça pouvait m'intéresser de lire son ouvrage "Au pays de la vigne et du vin, la Géorgie". Je lui ai tout de suite répondu par la positive, car même si j'ai bu déjà bu pas mals de vins géorgiens et consulté quelques sites internet, plus d'informations ne pouvait que m'être profitable.
Quelques jours plus tard, le livre est arrivé dans ma boîte aux lettres. Il est devenu mon compagnon de chevet durant quelques jours. Je n'irais pas jusqu'à dire que ça se lit comme un roman, mais il est intéressant de bout en bout : je ne m'interrompais qu'au moment où Morphée me rendait visite (bonne nouvelle : vous ne passerez pas de nuit blanche).
Le livre est composé en huit chapitres qui se suivent dans un ordre qui me parait logique.
Le premier est consacré à une présentation géographique et historique de la Géorgie. On pourrait dire que sa géographie a dicté son histoire, car le pays ressemble à une large route entre deux mers (noire et caspienne) bordée des deux côtés par les chaînes montagneuses du Caucase. Et pas de la montagnette, hein : le pic le plus élevé dépasse de 900 mètres notre Mont-Blanc national. Elle est donc un lieu de passage des hommes (et hominidés) depuis 1.8 millions d'années. L'homo erectus georgicusserait le premier hominidé à s'être aventuré en dehors de l'Afrique. Il a été retrouvé des traces d'homo sapiens datant de plus de 350.00 ans, mais Néanderthal est aussi passé dans le secteur. Les deux ont cohabité durant environ 200.000 ans jusqu'à ce que Néanderthal disparaisse il y a 30.000 ans. Le réchauffement climatique il y a 12.000 ans a permis le développement de l'agriculture. Les premières traces de viticulture et de vinification apparaissent il y a 8.000 ans. En fait, il est probable que les premiers essais aient été faits dans des grottes où la température était optimale (vestiges trouvés dans la proche Arménie). Creuser un trou dans le sol pour y placer une jarre était une façon de recréer ces conditions idéales. Sur le site de Kramis Didigora 6000 av. JC), une jarre en terre cuite a été retrouvée en morceaux et reconstituée : les grappes de raisins qui figurent dessus ne laissent aucun doute sur son usage .
La Géorgie a été envahie successivement par les Perses, les Grecs (Alexandre le Grand), les Romains (suivi des Byzantins), les Ottomans, les Mongols ... et enfin les Russes à partir du XIXème siècle. En 1918, la Géorgie devient indépendante ... durant trois ans avant de faire partie de l'URSS. Cette dernière sera longtemps dirigée par un Géorgien : un certain Staline. Ce n'est qu'en 1991 que la Géorgie retrouve de nouveau son indépendance, avec comme premier président l'ancien ministre des affaires étrangères de Gorbatchev : Edouard Chervenadze.
L'auteur souligne que la Géorgie est multiple, autant par les climats que par les populations qui y habitent. Je cite : "le Caucasion semble avoir trois "patries" : son pays, sa région et son village d'origine, une triple identité en quelque sorte, par laquelle l'appartenance à l'une renforce les liens avec les deux autres malgré les distinctions culturelles locales".
Le deuxième chapitre concerne la vigne. Au départ, elle existe à l'état sauvage. On sait que homo erectus en consommait il y a 400.000 ans. L'homme s'est rendu compte que s'il taillait la liane, ses fruits devenaient plus gros. C'est le début de la "domestication". Une variété s'y prêtait mieux que d'autres, avec le mérite d'être hermaprodite : vitis vinifera sylvestris. Elle a donné par la suite naissance à toutes les variétés viticoles que nous connaissons aujourd'hui.
Ce qui n'empêche pas que les Géorgiens ont continué à utiliser les vignes sauvages (lambrusques) au cours des siècles. Certaines étaient même entretenues (= semi-sauvages). Elles étaient bien utiles les années où les récoltes étaient mauvaises. En général, ces vignes sauvages/semi-savages s'enroulent autour des arbres, devenant parfois plus grosses qu'eux.
Aujourd'hui, on peut dénombrer en Géorgie 525 variétés de raisins, soit 10 % des espèces cultivées dans le monde.
Le troisième chapitre évoque les vendanges. Pas grand chose à dire sur celles qui sont fait dans les vignes classiques. Par contre, celles dans les arbres ont beaucoup impressionné les visiteurs étrangers au XVIII-XIXème siècle (alors que cela se faisait beaucoup chez eux quelques siècles plus tôt). Les géorgiens utilisent pour vendanger des couteaux courbés proches des serpettes qui étaient encore utilisés chez nous avant l'invention du sécateur et de l'épinette.
Le quatrième chapitre intéressera beaucoup les amateurs de vins puisqu'il traite de la vinification et de l'élevage. Le chai s'appelle le marani. Traditionnellement, le sol est en terre , même s'il existe des versions carrelées. Les jarres (kvevris) sont enterrées : seul le bec dépasse. Les raisins vendangés sont placés dans un fouloir. (qui correspond au Lagar romain ou espagnol) Pour ceux qui réussissaient à en trouver, il était taillé dans le tronc d'un gros arbre (souvent tilleul) qui était évidé, sinon, ils peuvent être fabriqués avec des planches ou des briques. Des branchages et feuillage sont déposés au fond pour servir de filtre. (pour éviter que des peaux ou des rafles passent dans le moût.
Il n'y a pas qu'une seule façon de procéder (comme en France : certains éraflent, d'autres pas. Il peut y avoir plusieurs variétés et couleurs, même si ce n'est pas majoritaire. En tout cas, les raisins, éraflés ou non, sont placés dans le fouloir, puis des hommes montent au-dessus pour les pressurer à pieds nus. Il peut y avoir du rebêchage (à la fourche en bois), comme on dit en France, afin que tout soit bien foulé. Le jus s'écoule par un trou situé en bas du fouloir et est amené jusqu'à la jarre via des rigoles en bois ou en argile.
Les Géorgiens peuvent aussi utiliser des pressoirs à levier qui étaient déjà connus au XIXème siècle. Ils connaissent aussi le soufre, qui peut être brûlé dans la jarre quelques minutes avant qu'elle commence à être remplie.
Le lendemain, le vigneron prélève le marc (chacha) du fouloir et en place dans les jarres la quantité qu'il estime opportun en fonction du vin qu'il veut obtenir. Cela concerne surtout les vins rouges qui nécessitent une macération des peaux pour gagner en couleur. Il existe des vins blancs avec une macération des peaux (amber wines) qui ont inspiré nos vins oranges occidentaux, mais ils sont loin d'être majoritaires. Cela peut paraître troublant à nos yeux d'occidentaux, mais des vignerons peuvent s'échanger les marcs (provenant de variétés différentes) et les verser dans leur cuve. Une fois fait, le vigneron remue trois à quatre fois par jour le marc dans la jarre pleine au 3/4 afin de lancer la fermentation.
Selon les région, les méthodes divergent (et c'est beaucoup, comme disait Desproges). En Kakhétie, le marc reste en contact 5 à 6 mois et finit par se déposer au fond de la jarre. En Imérétie, la proportion de marc est moindre (2-3 %) et ne reste que 2 mois. En Géorgie occidentale, on laisse le marc fermenter 5-6 jours dans le fouloir avant de le verser dans les jarres où il reste jusqu'au printemps.
Afin de laisser s'échapper le gaz carbonique des fermentations (alcooliques puis malolactiques), la jarre est recouverte d'une taupinière en argile traversée par un tuyau. Lorsqu'elles sont achevées, elle est scellée hermétiquement jusqu'à ce le vigneron estime le vin prêt à être bu.
Passons au cinquième chapitre : le vin, un art de vivre. Il évoque d'abord la distillation du tchatcha, l'alcool local. On se sert du moût extrait des marcs non utilisés, auquel on peut ajouter des raisins sauvages et d'autres fruits (figues, prunes, poires...). Puis il parle d'une confiserie locale, le churchkhela (photo ci-dessus). on fait réduire au 2/3 du jus de raisin, puis on ajoute de la farine pour l'épaissir. On y trempe alors des ficelles sur lesquelles on a enfilé des fruits secs (noix, amandes, noisettes) à l'aide d'une aiguille. Il faut en général trois passages dans le moût épaisse pour avoir la bonne forme. Puis on laisse sécher quelques jours... ou plus longtemps. Elle peut servir de barre énergétique à des voyageurs ou des chasseurs qui n'ont rien d'autre sous la main à manger. Et puis, tout de même, on revient sur le sujet du vin : on y parle de sa commercialisation et de son transport. Longtemps, il s'est fait en outres de peau de chèvre imperméabilisées avec du naphte. Ce qui lui donnait un goût particulier qui a souvent dérouté les visiteurs étrangers.
Pascal Reigniez insiste ensuite sur les qualités très différentes de vins qu'il pouvait y avoir, entre les vins pas chers destinés au peuple et les vins produits par et pour les cours princières. Ce qui explique l'hétérégénoité des témoignages. Ceux qui ont bus ce qu'il se faisait de mieux en Géorgie estimaient qu'ils n'avaient rien à envier aux meilleurs vins français.
Mais le plus beau arrive : il est question du rapport des Géorgiens avec la vigne. Selon la légende, Noë aurait planté la première vigne au Mont Ararat, situé dans la proche Arménie. Comme le climat n'y est guère favorable, les Géorgiens aiment à penser qu'il était descendu dans leur beau pays. La vigne fait partie intégrante de leur vie et de leur famille. Je cite " En Géorgie, l'on raconte que la vigne est élevée comme un enfant, c'est à dire avec autant de douceur et de patience que l'on met à élever un enfant ; on dit aussi que la vigne est devenue adulte, qu'ellle a des rejetons ; dans un cas comme dans l'autre, il faut entendre postérité. On dit aussi que la vigne se transmet, et que celui qui l'a planté n'est pas celui qui la verra dépérir (...) La bouteille même est utilisée pour illustrer ce rapport étroit, de manière moins équivoque toutefois, puisque l'on en voit à l'occasion recouverte de costumes traditionnels géorgiens masculins et féminins".
Le symbole du vin se retrouve aussi dans la gigantesque statue qui domine Tbilissi, la capitale du pays : Kartlis deda (= la mère de la Géorgie) tient dans une main une épée, dans l'autre, une coupe de vin (on ne verrait pas Marianne faire cela, surtout aujourd'hui...).
Puis l'auteur parle de ces banquets qui rythment la vie géorgienne où le vin joue un rôle majeur : les supras. Tous les plats (hors desserts) sont déposés sur la grande table et chacun peut prendre ce qu'il veut dans l'ordre qui lui sied. Il y a un chef de table, le Tamada, qui n'est pas forcément le maître de maison. Il gère le déroulement du banquet en initiant les toasts qui émailleront la rencontre. Il choisit le vin qui sera alors servi : il peut être servi dans une grande corne qui fera le tour de la tablée. Lorqu'il se lève, tout le monde se tait. Il prononce son toast. Tout le monde boit. Puis il peut autoriser un autre convive à proposer un autre toast. Mais il devraensuite redonner la parole au Tamada. Si un toast concerne une personne présente, elle devra remercier et répondre. Mais un toast peut être aussi porté à la mémoire de personnes célèbres, à des proches décédés, à une vigne, un cépage... L'une des difficultés consiste à tenir l'alcool dans ce contexte où le vin coule à flot. C'est là encore le Tamada qui veille au grain pour que ça ne dérape pas.
Un bon banquet est aussi rythmé par des chants polyphoniques qui se rapprochent de ceux des corses et des basques.
Les Géorgiens ont inventé cette étonnante cruche appellée Koulah, dont le col torsadé semble favoriser l'ivresse. Voici le témoignage d'Alexandre Dumas qu'a retrouvé l'auteur : "Dieu a donné aux buveurs géorgiens le vin de Kakhétie, c'est à dire un vin charmant, qui ne grise pas, ou plutôt, entendons-nous bien, qui ne monte pas au cerveau. Ainsi les Géorgiens ont été humiliés de boire leurs dix ou douze bouteilles sans se griser. Ils ont inventé un récipient qui les grise malgré eux, ou plutôt malgré le vin. C'est une espèce d'amphore qu'on appelle Goulah (...) Cette bouteille, à gros ventre et long goulot, emboite le nez en même temps que la bouche, de façon qu'en buvant on ne perd non seulement rien du vin, mais encore rien de sa vapeur, de sorte qu'il y en a pour tout le monde : pour l'estomac, et pour le cerveau".
La corne a longtemps était le contenant le plus utilisé, que ce soit par les riches ou les pauvres. Elles peuvent être sobres ou richement ornées, et de taille très différentes selon l'animal sur lesquelles ont eté prélevées. Même si le verre commence à fait son apparition avec l'arrivée russe au XIXème siècle, la corne reste privilégiée pour le toast final des banquets
On trouvait aussi l'azarpécha qui pemettait de prélever le vin directement dans l'amphore et d'y boire directement à la coupe (un tastevin à manche, en quelque sorte. Celles des plus pauvres étaient en bois, celles des plus en argent finement travaillé.
Comme je le disais un plus haut, le verre est arrivé au début du XIXème siècle. Et donc, les bouteilles aussi. Une verrerie a été établie en 1823 à Tiflis. Les russes essaient aussi d'imposer le tonneau, avec plus de difficulté...
Pascal Reigniez aborde aussi dans le long chapitre l'importante consommation de vin des Géorgiens qui a beaucoup impressionné les visiteurs étrangers (4-5 litres par jours pour certains). Mais souvent c'était des vins légers, parfois coupés d'eau, moins dangereux pour la santé que l'eau seule, porteuse de maladies [4-5 litres, c'était aussi la quantité bue par les mineurs français à la fin du XIXème siècle ].
Le 6ème chapitre s'intitule : la vigne, le vin et les croyances. L'auteur aborde les différentes religions qui se sont succédées jusqu'à arriver au Christianisme qui s'implante très tôt en Géorgie (milieu du IVème siècle). Il nous rapporte cette légende : "un jour, Dieu décida de réunir tous les peuples et procéda à la distribution des territoires qui devaient leur être attribués. Mais les Géorgiens, qui buvaient et dansaient en son honneur, arrivèrent en retard : lorsqu'ils se présentèrent, toutes les terres avaient été distribuées. Ils chantèrent et dansèrent de plus belle pour implorer le pardon du Seigneur, celui-ci leur donna finalement la terre qu'il avait gardée pour lui, décidant de rester dans les Cieux. Ainsi les Géorgiens ont-ils reçu leur territoire".
L'importance du vin dans le Christianisme ne pouvait que convenir aux Géorgiens. Là-bas, une messe est possible en tout lieu, pourvu qu'on ait du vin et un petit pain cuit, y compris dans les maranis. La vigne est très représentée dans églises, que ce soit dans les peintures ou sculptures. Le vin est présent dans les cérémonies de baptême, de mariage et d'enterrement. Il rentre même dans la composition du pain bénit (nazili) confectionné une fois par an le Jeudi saint.
Le septième chapitre, le vin et la vigne dans les arts, évoque les oeuvres littéraire et picturales. Le passage certainement le plus fort est un récit intitulé Kharazula (le pommier) de Nodar Dumbadze. C'est un peu long pour que je le recopie ici. Vous en aurez une version approximative ICI.
Il est bien sûr aussi question de Niko Pirosmani (1862-1918), le plus célèbre peintre de Géorgie. Ses tableaux retranscrivent dans un style naïf des scènes de la vie quotidienne. Dommage pour lui, son succès fut posthume.
L'auteur évoque aussi cette Taverne de Mossé Toïdze (1871-1953) qui lui fait songer à la caverne de Platon.
Enfin, le dernier chapitre, Enjeux et perspectives, tente de resituer la Géorgie dans un contexte plus mondialisé, avec ses relations avec le monde extérieur. Avec l'empire russe, bien sûr, qui a totalement bouleversé le fonctionnement et l'organisation de la société. Mais au XIXème siècle sont arrivés aussi des colons français et allemands qui se sont lancés dans la viticulture en essayant d'imposer leur méthodes modernes. Avec peu de succès, il faut bien le dire, car elles auraient demandé à être adapté au climat et aux cépages locaux. Celui qui a réussi le mieux est Charles Antoine Mossano, un bordelais invité en 1891 par le prince Michaël Romanov pour mettre en valeur ses propriétés de Kakhétie. Il y a appliqua les méthodes bordelaises, cette fois-ci avec succès. Mais des bouleversement historiques mirent fin à cette aventure. Mais aujourd'hui, une société de vin porte encore son nom, en forme d'hommage posthume.
Pascal Reigniez explique en quoi la jarre est mieux adaptée à la région que le tonneau. Nous sommes dans une région où les tremblements de terre sont fréquents. Il est donc quasi impossible de construire des bâtisses en pierre ou même des caves voûtées pour y placer des tonneaux par dizaines. La température et l'hygrométrie sont plus stables avec les jarres enterrées dans le sol. Et puis, l'apport du tonneau modifait le goût des vins dans un sens qui ne plaisait guère aux Géorgiens.
Enfin est abordé l'entrée dans le "monde moderne" suite à l'indépendance de la Géorgie en 1991. Elle a pu alors s'ouvrir au monde. En 1998, un cahier des charges de culture et de vinification a été mise en place, selon des critères proches de nos pays occidentaux. En 1999, des appellations d'origine ont été créées. ll existe maintenant en Géorgie des chais modernes avec cuves en inox thermorégulées, chais à barriques, etc. Mais les maranis et les kvevris n'ont pas dit leur dernier mot. Des rencontres régulières avec des vignerons européens (Puzelat, par ex) ont permis d'échanger les expériences. La mode des jarres, enterrées ou non, est en train de gagner nos contrées, renforcée par l'envie de produire des vins plus naturels, plus proche de l'origine.
Je recommande vraiment ce livre, car il regorge d'informations sur un pays que l'on ne connaît que très peu. J'apprécie particulièrement l'approche rigoureuse, scientifique même (dans sa version anthropologique) , avec une foultitude de témoignages sur plusieurs siècles. Mais l'auteur s'est aussi rendu sur place : on sent qu'il a partagé de nombreux moments avec les Géorgiens et les a compris de l'intérieur. Il y a ayssi pas mal de photos (85) qui illustre ses récits.
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Au pays de la vigne du du vin, la Géorgie, Pascal Reigniez