Une semaine dans le Bordelais, jour 6 : Saint-Émilion (2ème partie)
Voilà, c'est déjà la dernière journée bordelaise avec mon groupe d'amis belges. Vu les visites et repas exceptionnels de la veille et de l'avant-veille, on pouvait se demander s'il était encore possible de faire mieux. Ne risquait-on pas de trop redescendre sur terre ? Eh bien, même pas. Il y eut vraiment des moments magnifiques dans cette journée, qui surpassèrent même tout le reste.
Les amateurs de Bordeaux auront reconnu les lieux. Cette sixième journée commence dans l'un des plus chais de Saint-Emilion : celui de Cheval Blanc. Dessiné par Christian de Porzamparc, ll a la beauté simple d'un église cistercienne, laissant une belle place à la lumière naturelle. Les cuves en béton, évoquant les flacons de parfums, ont des volumes adaptés aux différentes parcelles du domaine afin de les vinifiers séparément. Elle sont bien sûr thermorégulées, mais aucun tuyau n'est apparent : tout est caché dans la masse du béton.
Parmi les visiteurs du jour, un certain Jean-Claude Bérouet, vinificateur durant 40 ans du presque voisin Petrus. Non ce n'est pas lorsqu'il a appris que nous venions qu'il s'est décidé à nous rejoindre. En fait, des siens amis souhaitaient visiter Cheval blanc. Et comme madame Bérouet ne l'avait pas encore vu, c'était l'occaze.
Je sais pas ce que vous en pensez, mais pour moi, ce sont les plus beaux dessus de cuve que je n'ai jamais vus. Et non, ils ne sont pas flambant neufs. Ils ont déjà servi durant quatre millésimes.
Le très beau chai à barriques, avec les murs façon moucharabieh masquant le système sophistiqué de régulation de température et d'hygrométrie.
Allez, j'en prends une, discrètement...
La salle de dégustation
Zénitude...
La présence de Jean-Claude Bérouet m'aurait laissé croire que la maison nous ferait une verticale remontant jusqu'au mythique 1947. Faut croire que ça ne les émeut pas plus que ça, puisque nous n'eûmes droit qu'au Cheval blanc 2006. Pour en lire tout le bien que j'en pense, vous pouvez aller ICI. Car là, il ne se goûtait pas vraiment bien. C'était bon, hein, mais vraiment pas au niveau. Même notre guide dût l'admettre (mais elle n'est pas allé chercher une autre bouteille, la bougresse). Pour elle, c'était dû au changement de pression atmosphérique. Comme quoi, l'argument ne sert pas qu'aux vignerons nature ;-)
Kestenpense, Jean-Claude ?
'tain, c'est beau, quand même !
Le toit du chai, dit "la colline inspirée".
Vue sur (de g. à d.) la Conseillante, l'Evangile et Petrus
Mes 8 belges préférés :-)
Nous nous déplacons de quelques centaines de mètres pour nous restaurer au château la Dominique. Ici, c'est Jean Nouvel qui a dessiné le chai. Le propriétaire Jean-Claude Fayat, entrepreneur de travaux publics, avait déjà collaboré avec lui pour le Musée des arts premiers. Pour le revêtement extérieur couleur "Bordeaux", Jean Nouvel s'est inspiré des miroirs inversés d'Amish Kapoor.
Belle montée d'escalier
Splendide panorama
Vue sur Cheval blanc
L'idée de faire ici un restaurant était osée, car nous ne sommes pas dans la zone touristique de Saint-Emilion. Je ne sais pas si le pari est gagné, mais vingt minutes après notre arrivée, c'était bondé ! Tout ce que nous avons mangé ici était de qualité, et à un prix tout à fait correct (le lieu est géré par l'expérimentée Brasserie bordelaise).
Encore un saut de puce, et nous voilà pile en face de la Dominique, mais dans une autre appellation. Bienvenue à Pomerol au château la Conseillante. Le vignoble de 12 ha d'un seul tenant n'a pas varié depuis 1871, année de l'achat de la propriété par Louis Nicolas. Ce sont ses descendants aujourd'hui (5ème génération) qui dirigent le domaine avec l'aide de Jean-Michel Laporte.
Un peu comme au Vieux Château Certan, les sols argileux sont dédiés au Merlot (80 %) tandis que les graves accueillent le Cabernet Franc (20 %). Et non, pas de Cabernet Sauvignon ici...
Le cuvier vient d'être refait. 22 cuves de béton plus petites qu'auparavant, et plus larges que hautes pour une plus grand surface d'échange entre moût et marc. La vendange est amené dans les cuves avec des tapis convoyeurs. Les trappes sont larges pour faciliter les remontages. Cette pièce est aussi dédiée aux réceptions hors période de vinification.
L'attention au moindre détail
Le chai à barrriques est, lui, inchangé (plus de détails ICI)
Chic, on avait soif !...
Nous avons dégusté d'abord le 2013. Très bon, avec beaucoup de fruit et de finesse, mais pas au niveau de Vieux Certan bu hier. Puis nous sommes (de mémoire, car pas pris de note) passés au 2012. Très bon, mais là aussi, pas de grand choc. C'est là que je commence à me demander si nos papilles ne seraient pas fatiguées... En fait, non.
Avant-dernière étape de notre magic tour : les yeux affutés auront reconnu à cette taille en cordon très basse le seul domaine qui la pratique ainsi à Saint-Émilion : Tertre-Toteboeuf.
Il est en forme, l'ami François. À peine arrivés, nos Belges ont droit à : "heureux de voir des amateurs ! Ils ont une curiosité et une ouverture d'esprit que les professionnels ont souvent perdus." Et de les décourager à poursuivre les cours d'oenologie qui vont les formater.
Nous avons droit à une petite conférence sur la terrasse dominant le vignoble, où François déconstruit méthodiquement tout ce qui a été expliqué cette semaine à notre petite bande. Classements, sélections parcellaires, vinifications, élevages, primeurs... Ici, tout est vendangé le même jour (Cabernet Franc comme Merlot), vinifié en cuve béton à température élevée, tout est assemblé sans sélection, presses comprises, puis élevé dans un seul type de barrique d'un unique tonnelier : la Blend de Radoux. Les températures du chai à barriques sont également élevées : 20 ° en hiver, 25-30 °en été. Un élevage de 18 mois équivalent à trois ans, d'après François.
L'idée est de ne surtout pas préserver le fruit d'origine, mais d'obtenir déjà un bouquet complexe en fin d'élévage. "Le faire vérer", comme il dit. Bref, une vision qui va totalement à l'encontre de l'oenologie moderne. J'ai senti certains de mes amis un peu perplexes face à ce discours si différent. À quoi allaient pouvoir ressembler ces vins produits autrement ?
Une première réponse est donnée avec le Domaine de Cambes 2013 (les parcelles déclassées en Bordeaux de Roc de Cambes) : le plus beau nez qu'il nous ait été donné de déguster sur ce millésime. On dirait un parfum "haute-couture". Mûr, suave, floral, au boisé exotique. Magnifique. Et la bouche ne démérite pas : fine, fraîche, au fruit intense et au toucher sensuel. La baffe dès le "petit Bordeaux de base".
On continue avec Tertre Roteboeuf 2013 prélevé directement à la barrique. Eh bien, c'est notre vin précédent puissance 3 ou 4. Un nez de folie, et une bouche déjà très complexe pour un si jeune vin. On sent une très grande maturité, et en même temps, c'est d'une fraîcheur et une vivacité incroyable. THE équilibre.
Il nous achève avec le Tertre Roteboeuf 2012, toujours en barrique. On sent l'année d'élevage en plus : le vin a effecivement "véré". On a déjà un très grand bouquet comme on peut l'avoir sur un vin d'une dizaine d'années, tout en ayant encore la fougue de la jeunesse. Un grand vin.
Allez, le Tertre Roteboeuf 1993 pour finir. Le nez, truffé et sous-bois, fait son âge. Par contre, la bouche, nondidiou, est d'une jeunesse insolente, avec une vivacité et un fruit incroyables, se concluant sur une finale très fraîche, nous permettant de croire que ce vin peut encore tenir au moins une décennie.
Nous avons ensuite deux heures de battement avant le repas du soir. Je me repose un peu dans ma chambre située dans les bâtiments en bas de cette pente (fô trouver le domaine, rien à gagner si ce n'est mon estime), avant d'attaquer l'ascension pour rejoindre le lieu de nos dernières festivités (snif).
Oui, c'est là-bas que ça se passe : à Troplong-Mondot, qui fait chambres et table d'hôtes.
Qui dit Mondot, dit aussi Mondotte...
Here we are...
J'y retrouve mes huit belges avec bonheur autour d'une bouteille de champagne rosé...
et des mises en bouche (dont une version différente d'hier du cromesquis de foie gras)
La pizza soufflée façon Jean-François Piège
Le menu
La salle, digne d'un grand restaurant
Notre tablée
Un premier plat non prévu au programme...
du poisson finement fumé, des "pickles" délicieux, un oeuf parfait, une sauce extra. Excellent début !
Filet de vive fumé par nos soins, asperges blanches des Landes glacées au bouillon,
Hollandaise légère au yuzu et quelques herbes
Les photos ont du mal à rendre la beauté de ce plat, sans parler du goût. C'est tout simplement magique. Le poisson est génial, la sauce à mourir, et les asperges coupées en fine julienne une superbe idée. Avec un vin à la hauteur, on aurait pu atteindre des sommet (le blanc que nous avons choisi sur la carte m'a laissé sur ma faim).
Dans la série "les 2007 se goûtent super bien en ce moment", ce Troplong-Mondot 2007 est peut-être le vainqueur final, juste au-dessus de la Gaffelière, dans un style plus dense, mais pas dénué d'élégance.
Agneau de lait des Pyrénées rôti en tournedos, condiment poivron-gingembre,
Asperge verte au lard Colonatta et jus de viande
Comme cela, cela parait assez simple, mais c'est une tuerie absolue. Le condiment au poivron t'explose en bouche, la viande a une tendreté divine, le jus de viande est diabolique, et le sommet est atteint par le petit tas informe situé à droite, fait apparemment des abats de la bête : c'est d'une puissance gustative impressionnante, et c'est surtout hypra-bon. Tout simplement l'une des meilleures choses mangées de mon existence. L'accord avec le Troplong est juste parfait. J'exulte.
Avec les fromages, on passe au 1999. J'aime beaucoup moins.
Le sommet dans cette assiette est atteint avec la Scamorza, appelée aussi "couille du pape", une sorte de mozarella plus dense, fumée et légèrement séchée. Une belle découverte (j'en avais mangé de l'industrielle, c'était nettement moins bon).
Crémeux chocolat Guanaja 70 % et fruits de la passion en crème brûlée,
Tuiles chocolat, mousse légère coco et spoom agrumes
C'est pas un scoop que agrumes et chocolat se marient très bien, le fruit de la passion aussi, mais là aussi, on atteint de sommets. Les desserts sont souvent le point faible des restaurants. Pas ici. Je vis encore un moment magique, et je pleure lorsque j'entâme ma dernière bouchée de crème brûlée. Trop déchirant. Le "spoom agrume" marqué par le pomelo, apporte une super fraîcheur à l'ensemble. Vraiment génial.
Ce n'est pas le plus réputé des Sauternes, mais le millésime 2001 fait des merveilles. Ce Sigalas Rabaud est un régal, liquoreux mais très frais, avec des notes d'oranges confites, de safran et de truffe. L'accord avec le plat se fait à merveille.
Les friandises (dont des crocos à base de vin de Troplong...)
Même si les lumières sont très tamisées, voyons cette image comme le bouquet final de cette semaine. Le vrai, je ne l'ai pas pris en photo, car il faisait encore plus sombre sur ce parking de Troplong-Mondot. Huit belges qui entâment en choeur "Ce n'est qu'un au revoir", je peux vous dire que c'est autre chose que la Brabançonne carillonnée à l'Angélus. J'en ai encore la larme à l'oeil, quand j'y repense. Je vous passe les embrassades émues, les promesses de libations prochaines... et surtout la descente dans le noir vers Larcis Ducasse (m... je l'ai dit) ma chambre pour une nuit de repos bien méritée.