Repas inoubliable à la Menuiserie
Ce repas au restaurant La Menuiserie est le dernier repas d'une semaine de folie organisée par l'ami Ludovic avec qui je viens de franchir le demi-siècle. On peut parler sans hésiter de bouquet final : je croyais avoir bu durant ces derniers jours tout ce dont rêve un amateur de vins. J'avais déjà commencé à établir une hiérarchie parmi les merveilles que j'avais dégustées. Eh bien celle-ci est complètement bouleversée. En l'espace de quelques heures, des quilles magnifiques vont se succèder, d'une beauté plus irréelle l'une que l'autre. Une série d'uppercuts gustatifs que l'on se prend avec plaisir dans la g... Récit.
Lors du repas du 8 août, Ludovic nous avait confié que la bouteille qu'il ouvrirait dimanche lui faisait encore plus envie que le Clos d'Ambonnay que nous étions en train de boire. Le genre de phrase qui ne passe pas vraiment inaperçue et soulève pas mal de questions. Je savais que Ludo avait acheté quelques bouteilles de S de Salon. Cela me paraissait une hypothèse crédible, d'autant qu'il n'en avait encore jamais dégusté. Ce que j'ignorais, c'est qu'il avait acheté aussi un Dom Pérignon Œnothèque 1982. Une bouteille restée 27 ans sur lattes avant d'être dégorgée. C'est cette cuvée qu'il nous sert en ouverture de ce repas exceptionnel. Car, nous apprend Ludovic, tous les vins seront du millésime 1982.
Dom Pérignon Œnothèque 1982 : sa robe jaune pâle ne mousse que légèrement au moment du service, puis les rares bulles s'évanouissent rapidement. Le nez est superbe, toute en finesse, sur le lemon curd, la viennoiserie chaude et la noisette grillée. La bouche est très ample, aérienne et envahissante à la fois, avec une fine acidité traçante qui se poursuit jusque dans la finale tonique, rafraîchissante, d’une incroyable jeunesse. Même si l'on ne perçoit pas les bulles à l'oeil, le gaz carbonique est bien présent en bouche : son toucher perlant apporte du relief et de la profondeur.
Lors du deuxième service, il est servi plus frais. Son côté aérien tend à disparaître : le vin gagne en verticalité, avec une colonne vertébrale beaucoup plus marquée. Il fait encore plus jeune et impérieux. Tout en perdant de son élégance. Ce que je regrette un peu. Je décide alors de le laisser se réchauffer légèrement dans le verre, retrouvant au bout de quelques minutes celui que j'ai tant aimé.
Ce vin aux multiples facettes est une sorte de rêve éveillé.
Pendant sa dégustation nous est servi diverses mises en bouche :
Chips au parfum de sous bois
Boule de bœuf - Lothar Viltz - au sésame
Tartelette de chèvre, haricots et capucine
Croquette de poisson, curry et menthe
Oeuf 63 °C façon mimosa
Je trouve que l'on montait à chaque fois d'un cran dans le plaisir et l'intensité gustative, avec cet oeuf pour sommet. La texture et le goût étaient à tomber. il faudra que je teste les deux heures de cuisson, car je m'arrêtais toujours bêtement à une. Et ça n'a rien à voir...
Nous commençons à nous attaquer à l'un des millésimes mythiques de Bordeaux avec deux vins de Saint-Julien. Dès la première gorgée du premier vin, je me rends compte qu'il y a un abîme entre une grande année comme 1989 et une année exceptionnelle comme 1982. Je retrouve la densité et la sève que j'avais pu apprécier sur des bouteilles de 1929, 1959 et 1961.
Gruaud Larose 1982 : la robe est grenat sombre aux bords tuilés. Le nez est intense sur la boîte à cigare, le cèdre, le cassis et le sous-bois. La bouche est ample, au velours profond, très charnue, d'une grande densité de texture et d'arômes, tout en étant des plus caressantes. La finale harmonieuse est d'une incroyable douceur, sur le bois précieux et le Havane. Superbe. Et ce n'est que le premier vin...
Léoville Las Cases 1982 : la robe est proche mais moins marquée par l'évolution. Le nez est plus frais, sur le cassis, le poivron rouge et le cèdre. La bouche est plus élancée, plus fraîche, avec une texture proche (charnue, profonde, veloutée). Plus de tension, aussi, avec un cassis mentholé nettement plus présent. La finale est plus puissante, plus énergique, d'une fraîcheur éblouissante pour un vin de 35 ans. Y a pas, on retrouve bien Las Cases, avec son côté plus rentre-dedans qui avait fait un malheur dans l'horizontale 1989. Ce qui est appréciable dans ce 1982, c'est que la richesse de la texture apporte un peu de sensualité à ce janséniste invétéré.
Ris de Veau Braisé, jus de carottes, chips de carottes et tagetes
Lorsque j'ai pensé à photographier l'assiette, j'en avais déjà mangé la moitié !... Il avait plus de chips de carottes, un autre morceau de ris ... et des feuilles de tagetes (famille de l'oeillet d'Inde). Un plat très abouti, avec une cuisson parfaite du ris, encore nacré à l'intérieur (mais pas rosé). Bel accord de texture avec les deux vins (au niveau arômes, c'était moins évident).
Puis nous confrontons deux séducteurs : l'un de la rive droite, l'autre de la rive gauche.
Cheval blanc 1982 : la robe est beaucoup plus claire que les deux précédents, entre grenat et tuilé. Le nez est d’une très grande finesse, sur l’orange séchée, le cuir et le bois précieux. Puis arrive la truffe. La bouche est ample, aérienne, avec un toucher superbe, entre soie et cashmere, et une tension qui ne lâche rien. La finale est savoureuse sur des notes tertiaires. Un vin à l'élégance aristocratique qui serait susciterait admiration et enthousiasme s'il était servi seul. Là; au milieu des autres, il paraît un peu léger...
Margaux 1982 : la robe est plus sombre, le nez plus frais, sur le cassis, le cèdre, le tabac blond, les épices… La bouche allie opulence et énergie, avec une matière magnifique d'une rare sensualité, une grande profondeur, et une tension qui trace sévère. La finale est longue, enivrante, magique. Énorme vin. Sans aucun doute le plus beau vin de la semaine, et dans le TOP 5 des plus grands vins bus dans ma vie.
Raviole de confit de canard de la Canardière Baelen, fleurs du jardin, réduction à la fève tonka
Un plat goûtu et fondant aux saveurs décadentes qui se marie remarquablement avec ces vins évolués.
Le filet de bœuf cuit au foin présenté avant sa coupe
Un dernier "match" entre deux grands vins de Pauillac :
Latour 1982 : la robe est grenat sombre marquée par l'évolution. Le nez est fin, envoûtant, sur les fruits noirs, le moka et les épices. La bouche est élancée, pure, d'un velours profond, avec une tension élégante et implacable. La finale est puissante, mâchue, sur les fruits noir et le Havane, persistant longuement. Sans nul doute un grand vin. Mais que c'est dur de passer après Margaux...
Mouton-Rothschild 1982 : la robe est proche. Le nez est plus fin, plus frais. La bouche est plus fraîche et tendue, exprimant beaucoup plus de sensualité. La finale est plus dure, par contre. Mais avec l'aération, elle finit par s'adoucir. Du coup, ex-aequo entre les deux vins (avec peut-être une légère préférence pour Latour).
Boeuf de notre ami Lothar Vilz fumé au foin, topinambours, jus corsé à la truffe et pommes dauphines
Une viande de 1er choix cuite parfaitement, et surtout un jus concentré magnifique dont on ne se lasse pas de se resservir (la maîtresse de maison a eu la bonne idée de laisser la saucière sur la table). Accord superbe avec les deux vins.
Fromages de la région
Il y a un mois, Ludovic m'avait demandé s'il pouvait prendre pour ce repas une bouteille qui m'appartenait et était stockée chez lui depuis près d'un an (je ne me doutais pas que tous les autres vins servis seraient du même millésime). J'avais bien sûr accepté, en lui demandant de l'aérer au moins 24 h à l'avance. Pour le coup, il a fait du zèle. Elle a été ouverte 48 h à l'avance !
Vin jaune 1982, Château d'Arlay : la robe est d'un or intense. Le nez fin et tout aussi intense évoque le curry, la noix caramélisée, la viennoiserie... La bouche est longue, élégante, avec une matière douce, presque moelleuse, et une tension sans faille . Tout cela se prolonge quasi indéfinement dans une finale classieuse des plus jouissives. Superbe ! Autour de la table, tout le monde n'est pas fan du jaune, mais je trouve personnellement qu'il ne dénote pas dans cette dégustation de très haut vol.
Nougat glacé, confiture de lait, craquant d’amandes et vanille
Ludo ne serait pas vraiment Ludo s'il ne nous servait pas un Yquem en fin de repas (LVMH devrait l'embaucher comme ambassadeur de la marque).
Yquem 1982 : la robe évoque l'or liquide. Le nez est riche et complexe, sur l'abricot confit, les fruits secs, le safran et d'autres épices. La bouche est fraîche et élancée, avec une matière onctueuse d'une grande intensité aromatique, et une droiture qui ne faiblit pas. La finale magnifique et persistante nous fait une jolie queue de paon. Bouquet final du bouquet final ! Même si le 1982 est le plus faible sur le papier, j'ai préféré ce Yquem au 1989 et au 1967 bus quelques jours plus tôt.
Ce dessert frais et gourmand s'accordait parfaitement avec le vin. On se régale !
Mignardises finales : macaron au chocolat
Me rappelle plus...
Truffes au chocolat
Beignets.
Que dire si ce n'est remercier mon "frère" Ludo de nous avoir fait cadeau de ces bouteilles magnifiques qui marqueront à jamais notre mémoire d'amateurs. Et merci aussi à toute l'équipe de la Menuiserie qui a assuré de bout en bout pour rendre ce moment encore plus magique.
C'est le dernier billet sur mes repas belges, mais d'autres arrivent sur mes visites de Bruges, Maastricht et une exposition photo à Bruxelles. A suivre...