L'Astrance : l'AnTi A.T.
Pour comprendre ce titre mystérieux, il faut avoir lu mon texte précédent sur le restaurant A.T. Le lendemain midi, nous sommes à allés à l'Astrance où notre bande commence à faire partie du mobilier de l'établissement. Et c'est vrai que l'expérience vécue rue Beethoven est l'antithèse totale de celle de la veille. D'abord, le lieu est très cosy sans être ostentatoire, avec des sièges confortables, une distance entre les tables importante qui donne l'impression d'être seul au monde, des verres Zalto – verre à eau inclus – qui vous donnent une idée de l'infiniment fin.
Et puis un service hors pair assuré par Christophe Rohat et Alejandro Chavarro, le sommelier. Ce dernier a non seulement assuré un max sur les accords mets/vin, mais il a pris beaucoup de temps pour nous parler les producteurs, des vins, des raisons de ses choix. En nous donnant vraiment l'impression là aussi qu'il n'y avait pas d'autres tables à servir.
Pour démarrer, deux mises en bouche très Astrance : le traditionnel palet praliné/pomme verte, et une tartelette aux légumes de saison taillés avec une grande minutie (et du poisson mariné : me souviens plus de ce que c'était...). Comme la dernière fois, je préfère la tartelette (même si elle n'avait rien à voir avec celle-ci : elle était à la truffe et au parmesan).
Le pain et le beurre : évidemment irréprochables
Mais d'où vient cette tradition de les servir en début de repas ?
Comme une peur de ne pas avoir assez à manger ?
Alejandro nous sert un Champagne d'un vigneron que j'ai découvert en janvier dernier à Millésime bio : Olivier Henriot. Comme son nom l'indique, c'est une cuvée des plus éphèmères puisqu'il n'y en a eu que 263 bouteilles de produites en 2009, issues du Pinot meunier. L'idéogramme 岩 (iwa) signifie minéral (ou rocher) en japonais. Eh bien, ça définit bien ce vin : du jus de caillou avec des fines bulles subtiles qui vous caressent le palais. C'est long, traçant, vibrant. On adore, et le sommelier l'a bien compris en nous en resservant à l'envi. Cela démarre très bien :-)
Le repas démarre avec des ravioles de tourteau relevées par un "jus de cresson", naturellement poivré. La pâte est très fine, mettant en valeur la la chair de crabe goûtue, légèrement iodée, à la texture quasi craquante. On craque, d'ailleurs. D'autant que...
... le vin qui les accompagne est tout aussi craquant. Très minéral, lui aussi, avec un agrume plus marqué que dans le Champagne. Nous partons sur du Kimmeridgien, qu'il viennent de Sancerre ou de Chablis ? Du tout. C'est un vin catalan 100 % Xarel-Lo : Improvisaciò 2012 d'Enric Soler (vinifié en cuve béton pour mettre en avant le raisin et le terroir).
Nous continuons avec un vrai plat de saison : des asperges venant tout droit de Provence cuites à la perfection (de ce que j'ai pu lire dans son livre, ça fait partie des aliments que Pascal Barbot cuit sous vide un peu en dessous de la température d'ébullition). La chair du légume résiste légèrement sous la dent sans tomber dans le grinçant ou le fibreux. Tous les autres ingrédients placés dans l'assiette font que chaque bouchée ne ressemble pas à la précédente. Le vin servi avec le plat non plus.
Par rapport au vin catalan, il est plus cristallin, plus tendu, avec une sensation de grande pureté. Non seulement il tient bon face à l'asperge – qui n'est pas une compagne facile pour les vins – mais il la transcende : tu n'as plus l'impression d'avoir un légume dans l'assiette, mais une chair noble. J'ai une impression de déjà bu, sans trop savoir ce que c'est. Lorsqu'Alejandro nous présente l'étiquette, je lâche tel Raymond Souplex : "Bon dieu.Mais c'est bien sûr". Ce Riesling Von Grauen Schiefer 2014 de Clemens Busch, je le vends à Vins étonnants et l'ai bu à plusuieurs reprises.
Encore un plat très Astrance : une (grosse) crevette de Madagascar avec une sauce Satay (on reste en Afrique !). La chair ferme, croquante et juteuse, n'a rien à envier à celle d'un homard. Les épices sont intenses sans être jamais agressives. La cacahuète apporte sa rondeur et son grillé très CocheDuryen. Un vrai voyage gustatif qui nous emmène loin de Paris. Il n'était pas évident de trouver un vin qui ne soit pas écrasé par le plat. Alejandro l'a dégotté !
Il a des arômes très exotiques, lui aussi (mangue, ananas) et une acidité fine et intense, limite tranchante. Pour le coup, nous imaginons très d'où il peut venir . Ça ne peut être que du Manseng, qu'il soit gros ou petit. Jurançon ? Presque : Sec dé Prat est un vin de France produit par le domaine Guirardel situé en appellation Jurançon.
Le "traditionnel" rouleau shizo/gingembre/pomme.
Un peu plus sucré que la dernière fois. Mais toujours aussi bon !
Une assiette encore pas franchemement locavore : le poisson qui nous est servi provient de l'océan indien. C'est de la légine australe. On la trouve de plus en plus souvent sur les tables étoilées, car sa chair est exceptionnelle. On est entre le thon (pour la texture) et l'espadon (pour la couleur), avec une moelleuse densité. Pascal Barbot a réussi à caraméliser l'extérieur tout en préservant l'intérieur d'une surcuisson. On est entre "rosé" et à point. La "toupie" de beurre noisette, pas raisonnable diététiquement, enrobe tout cela avec grâce et fait un pont aromatique avec le vin.
La bouteille a été apportée par Stéphane. Pour le coup, il n'y a pas de surprise : nous savons ce que nous sommes en train de boire. C'est un Aligoté Sous Chatelet 2006 du domaine d'Auvenay (Lalou Bize Leroy). Sans hésitation, c'est le meilleur aligoté bu de ma vie. Il explose 80 % des chardonnays bourguignons. Il a tout : ampleur, intensité, tension, finesse, précision. L'aromatique beurre/agrume/léger grillé est encore très jeune. On ne lui donnerait pas ses 11 ans. L'alliance avec le plat est une petite tuerie. Grand moment de gastronomie !
Vu que nous avons une bouteille pour quatre, nous pouvons l'achever avec le plat suivant : un filet (roulé) de poularde, morilles (fraîches) et émulsion de parmesan. J'ai rarement eu l'occasion de manger des morilles fraîches, et c'est vraiment autre chose que les séchées réhydratées ou les surgelées. En plus du goût très affirmé (renforcé encore par le parmesan), il y a une texture presque "craquante" des plus irrésistibles. Ce plat n'est pas une petite tuerie, mais une hénaurme. Et le vin joue le jeu, gagnant en puissance et en intensité. Bonheur total !
Alejandro nous sert dans un deuxième verre le vin prévu pour accompagner le plat : au nez (curry, croûte de comté, morille), on est clairement sur un oxydatif. Jura ? Pas sûr, car en bouche il possède une finesse et une élégance jamais rencontré là-bas. L'ensemble est tendu comme un arc de compét' tout en n'étant raide ou austère. Au contraire, la matière est aérienne, caressante. Un vrai coup de coeur ! Mais qu'est-ce ? Un Tokaj Szamorodny 2007 de Samuel Tinon (un Français exilé en Hongrie que j'vais rencontré en 2009 lorque je travaillais à Tirecul la Gravière)? Non seulement il est excellent seul, mais avec le plat, c'est à se taper le cul par terre tellement c'est bon. Bonheur total ++
Après une série très marine, de la viande, tout de même. Un pigeon dans toute sa simplicité, avec des légumes de printemps. Sauf que tout est parfait : la qualité du volatile, sa cuisson pile rosée, son jus goûteux...
... ses cuisses et son foie confits...
... et puis le vin, juste génial avec le plat. Pour être honnête, on hésite entre un vin de Reynaud – mais presque trop frais – et un joli Bourgogne – mais un trop garrigue/réglisse. Tout faux, c'est un C de Centeilles 2011, composé de quatre cépages quasi disparus: picpoul noir, riveyrenc noir, œillade et morastel. Les tanins sont d'une finesse extrême, le fruit intense sans être insistant, la fraîcheur omniprésente. Et l'accord avec le pigeon quasi extatique. Le bonheur se prolonge...
Lorsque l'on voit arriver ce sorbet gingembre/citronnelle/gingembre qui fait office de transition vers le dessert, on ne peut s'empêcher de penser que la fin du repas approche. On en oublierait presque que c'est très bon, rafraîchissant, que ça facilite la digestion. Finalement tellement plus judicieux qu'un plateau de fromage.
Le dessert, le voilà : une tarte fraise rhubarbe, faite évidemment dans le sobre style Barbot. Un plat de cuisinier, non de pâtissier. Mais au goût, c'est bien du 3*. C'est bourré de petits détails qui fait que chaque bouchée est unique. C'est croustillant, moelleux, fruité, acidulé... et très peu sucré, ce qui me va parfaitement.
Et avec ce Gewurztraminer GC Mambourg 2011 de Marc Tempé, c'est encore meilleur. Certainement l'un des meilleurs Gewurz que je n'ai jamais bu, alliant richesse, intensité et fraîcheur, avec une aromatique très expressive sans être entêtante. Il y a certes de la rose, mais sans en faire trop, un peu de jasmin, de fleur d'oranger, et puis de la pêche de vigne, une pointe de framboise, sans oublier le raisin "rôti". Magique. Grand accord qui conclut ce repas tout en simplexité.
Les incontournables lait de poule au jasmin
Le plateau de fruits
... et les madeleines tièdes et croustifondantes.
Pascal Barbot nous rejoint pour discuter du repas : sur ce que nous avons aimé (eux ... TOUT !), nous dévoilant (un peu) certaines de ses recettes. Nous lui disons évidemment que Alejandro a assuré grave sur ce repas : les accords étaient magnifiques, sublimant encore plus la cuisine. Bref, nous serons certainement obligés de revenir pour revivre de tels moments. Quelle vie !...