Agape : un Bordeaux pas comme les autres
Lorsque deux professionnels que j'estime disent énormément de bien d'un petit producteur de vins, ça me met la puce à l'oreille. Ainsi Emmanuel Delmas (sommelier du Fouquet's Barrière et Eric Reppert (Vins étonnants) se sont enthousiasmés à propos d'Agape, petit domaine créé en 2005 par deux amis, Damien Briard et Sébastien Cazenave. Leurs vins rouges ont apparemment un fruit et une buvabilité rare. Ca tombe plutôt bien : c'est tout à fait le genre de produit que je recherche pour faire revenir des amateurs vers les vins de Bordeaux. Et dieu sait que je les comprend : beaucoup sont ennuyeux, souvent trop boisés, avec des extractions inappropriées. Pas vraiment le bonheur...
Devant me rendre une dernière fois dans le Bordelais avant de rejoindre l'Helvétie, j'ai décidé d'en profiter pour visiter le domaine. J'ai donc appelé Damien Briard et nous avons avons convenu d'un rendez-vous deux jours plus tard... Heureusement que Damien a joint un plan par mail, car je crois que je me serai perdu. Pour arriver au domaine, il faut emprunter une route (très) étroite. Comme par hasard, j'ai croisé un gros camion et une énorme pelleteuse. Il a fallu que je rentre en catastrophe dans des cours de maison situées au bord de la route pour les laisser passer. Je finis tout de même par arriver devant un grand bâtiment fraîchement bardé de bois, et arborant une banderole :
Pas de problème, c'est là.
Damien est très accueillant, avec une faconde et un accent typiquement belges (dont j'aime beaucoup le phrasé façon Benoît Poolevorde). Il me raconte son aventure, ses expériences passées d'oenologue pour d'autres domaine, et son coup de coeur en 2004 pour ces 4 hectares situés à Quinsac. Une préemption de la Safer retarde le projet, et il ne récupère les vignes qu'en juin 2005 … sauf que celles-ci n'ont pas été taillées ni entretenues : une jungle totale qu'il a fallu débroussailler puis vendanger avec des engins jamais vus dans la campagne quinsacaise. Au total peu de production, vendue en vin de table, mais qui a déjà l'esprit de ce qui se fera ici désormais : un vin souple, fruité, et gourmand. Et Agape, me direz-vous ? Contrairement à ce que je pensais, cela ne fait pas référence au mot ἀγάπη (la forme la plus élevée de l'amour chez les grecs), mais aux agapes qui suivent une journée de vendange avec une bande de copains, musikadonf évidemment : il faut le voir donc comme une invitation au plaisir, à l'esprit de partage et à l'épicurime festif.
Le tour du chai est vite fait : quelques cuves en inox, quelques barriques de 225 et 500 litres. Et puis c'est tout. Aussi, attaquons-nous de suite la dégustation...
D'abord le blanc 2009 (95% sémillon, 5% sauvignon gris) : une production assez confidentielle puisque ils ne possèdent pour l'instant que quelques rangs de ces cépages. Ils sont récoltés précocément (début septembre) afin d'obtenir le maximum de vivacité. Le nez est discret (car le vin est froid), plutôt floral. La bouche est portée par une fine et longue acidité, tout en ayant la rondeur aimable du sémillon. Un vin que l'on imagine bien pour les fruits de mer pour remplacer un muscadet.
Puis nous passons au rosé 2009 : la couleur saumon pâle dénote pour la région, plutôt abonnée au rose violacé. En effet, Damien fait une pressée directe comme en Provence, et pas une macération pelliculaire de 24/48h. Il utilise pour cela 3 cépages : du malbec très mûr, du merlot à maturité, et du cabernet à peine mûr. Le résultat est stupéfiant : le nez est intense, sur des notes de fruits rouges de bonbon anglais et d'épices ; la bouche est expressive, avec beaucoup de vinosité et une fraîcheur qui chatouille délicieusement les papilles ; la finale est longue, exubérante, gourmande. Un régal !
Ces deux premiers vins sont bouchés avec des capsules à vis, ce qui me paraît une excellente initiative : 1 – c'est pas prise de tête à ouvrir 2 – ça évite les problèmes de bouchon 3 – ça permet aux vins de préserver leur pureté et leur fraîcheur. Bref que du positif !
Damien me sert ensuite un échantillon du rouge 2009 en cours d'élevage. Les conditions ne sont pas idéales : il est très froid, contient encore un peu de gaz carbonique. Il n'empêche que l'on sent un bon potentiel : la matière est dense, bien mûre, avec des tannins bien fondus. Il va me chercher un échantillon prélevé hier pour un client américain, stocké dans un endroit plus chaud. Ouf, ca va mieux. On a en fait une matière sensuelle et gourmande vraiment très prometteuse.
Même exercice avec le 2008, déjà assemblé mais toujours stocké en barrique. La matière perd un peu en densité pour gagner encore en gourmandise : un très beau fruit, d'une grande pureté. Là aussi, un échantillon prélevé hier dévoile la petite bombe en préparation. Vivement la mise en bouteille !
Enfin, nous passons au 2007, actuellement à la vente. La robe rouge aux reflets violacés n'est pas très dense. Le nez embaume les fruits noirs bien mûrs agrémentés d'épices. La bouche est souple, glissante dirais-je, avec des des tannins très doux quasiment imperceptible et surtout un fruit éclatant. La finale a ce côté très salivant et ce goût de revienzy. Un vin à proscrire, évidemment, car il rendrait alcoolique toute personne raisonnable. Damien me fait goûter le même vin ouvert la veille. Les arômes ont perdu un peu de leur netteté. Sinon le vin a gagné en ampleur, gardant sa matière soyeuse. Et tout son charme. Une bonne résistance à l'air, donc, malgré une matière assez légère.
J'ai omis de parler jusque là de la méthode de vinification. D'abord, la vendange s'effectue en fin de nuit avec une machine dernière génération (qui fait donc un travail d'excellente qualité, respectant le fruit et les vignes). Puis il fait une pré-macération à froid naturelle de 24 heures (il est arrivé au chai à 6-10°). Le jus est alors chauffé instantanément à 80° puis reversé de suite sur le marc. Avec deux objectifs : éradiquer les levures Brettanomyces très présentes dans leur vignoble et qui apportent des arômes d'écurie dans le vin, et modifient la structure de celui-ci ; et bien sûr extraire la couleur et les tannins à chaud, « en phase liquide », comme on dit. Une fois que l'ensemble est revenu à température normale, le jus est écoulé et le marc pressé. Le tout est alors ensemencé avec une levure neutre (les naturelles n'ont pas survécu à la chauffe) et vinifié alors comme un vin blanc ou rosé. Ce principe de thermovinification peut sembler barbare, mais il permet d'obtenir un vin tout ce qu'il y de civilisé ;o)
Nous avons fait ensuite un tour dans les vignes. L'expression qui m'est venue de suite en tête est qu'elles avaient « une bonne bouille » : il s'en dégage une bonne harmonie. Est-ce l'âge honorable des pieds ? La belle pente ? Les sols labourés ? Sûrement un peu des trois. En tout cas, on sent qu'elles sont traitées avec respect : Damien ne travaille pas en bio, car ça lui demanderait trop de travail et l'obligerait à augmenter le prix de ses bouteilles alors qu'il veut que son vin resta à un prix abordable. Mais en tout cas, il travaille au plus proche de cet esprit, et ça se sent.
Ce coup-ci je crois qu'on a vraiment fait le tour du sujet. J'en emporte quelques bouteilles pour le faire goûter en Suisse où il devrait faire un malheur ! Pour compléter cet article, voici une video réalisée par Emmanuel Delmas.
Vous pouvez trouver le vin ICI et LÀ