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A boire et à manger
3 novembre 2020

Un grand repas quelques heures avant le confinement

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Lorsque l'automne arrive, notre petite bande de gastronome se met à la quête d'un restaurant pour y manger du gibier, avec un certain tropisme pour le lièvre à la royale. Durant tout le mois de septembre, nous épluchons les cartes des restaurants étoilés dans un rayon de 300 kilomètres. Mais rien ne trouvre grâce à nos yeux. C'est alors que je dis à mes amis : "et si je demandais à Philippe Redon de faire ce repas dont nous rêvons  ? " Tout le monde approuve. Il se trouve que quelques jours plus tard, je devais le voir à l'occasion d'une soirée dégustation dans son restaurant. Je tâte donc le terrain. Non seulement il est d'accord, mais avant même que je lui demande, il me propose de faire un lièvre à la royale. Banco, donc

Nous réfléchissons aux bouteilles que nous pouvons amener. La sélection faite,  je réfléchis au menu qui irait idéalement avec.  Et j'en discute avec Philippe en lui donnant un "canevas gustatif". En gros, nous savons ce que nous allons manger, mais je le laisse libre de choisir comment arriver à ce résultat. C'est ainsi que nous procédons depuis un an pour nos repas/dégustation, et ça fonctionne très bien !

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Cette situation où un ancien chef étoilé vous prépare un repas sur mesure,  adapté aux vins que vous amenez,  est exceptionnelle. Mais le plus fou est la date que nous avons choisie un mois plus tôt : le jeudi 29 octobre à 12h30. À l'époque, nous n'avions pas idée que ce repas précèderait de quelques heures un confinement dont nous connaissons le début, mais pas la fin. Autant dire que nous étions traversés de sentiment paradoxaux durant les trois heures qu'll a duré :  d'un côté, c'était un hymne à la vie, à la gastronomie, au vin et à l'amité. De l'autre, planait l'ombre de la séparation, de la fermeture, des privations à venir. Dieu merci, l'esprit humain est doué pour segmenter les pensées : les positives ont largement pris le dessus. Nous aurons largement le temps de nous pencher sur les autres dans les jours qui viennent... 

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Pour accompagner le Champagne l'Apôtre (2009)de David Léclapart, j'avais suggéré à Philippe de créer une entrée jouant sur plusieurs degrés de cuisson de la Saint-Jacques (crue, mi-cuite, snackée). En fait, le chef nous propose trois assiettes successives respectant le thème. D'abord une noix crue coupée finement, juste assaisonnée de sel, de poivre et de piment d'Espelette. .Comme toujours, l'assaisonnement est parfait : le sel en cristaux compense pile-poil la sucrosité de la Saint-Jacques. Le poivre est discret, laissant la place au piment d'Espelette. Ce dernier réussit à apporter sa chaleur généreuse tout en préservant la délicatesse de la Saint-Jacques. Une assiette qui paraît toute simple, mais qui s'avère complexe. 

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Au premier abord; l'Apôtre de Léclapart n'est pas non plus des plus démonstratifs : le nez subtilement  oxydatif évoque la pomme chaude, la pâte d'amande et le pain d'épices. La bouche est tendue,  finement tracante, avec des bulles délicates, caressantes.  Et en même temps; tel un grand pinot noir bourguignon, il pulse grave,  traversé par une  énergie qui le trancende totalement. Il réussit donc  à respecter la finesse de la noix tout en ne se faisant pas écraser par le piment d'Espelette.  

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Puis nous est servi un tartare de Saint-Jacques tièdi par un bouillon de volaillle et céleri, surmontée d'une petite quenelle de crème crue quasiment glacée. Donc un  chaud/froid doublé d'un terre/mer, et c'est diablement bon. Dans cet environnement plus "hostile", la noix réussit à faire encore plus ressortir sa délicatesse et sa douceur. Alors que le champagne, au contraire, gagne en intensité et énergie. Lorsqu'arrive la dernière boucchée, on chialerait presque...

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La Saint-Jacques nous revient une dernière fois sous une forme snackée, contisée d'une fine lamelle de Bellota et saupoudrée d'une pincée de poivre Timut. Ce dernier est dosé juste assez  pour créer un étonnement des papillés, sans tomber dans le dérangeant – et dieu sait qu'il peut l'être. La caramélisation de la noix renforce son côté sucré, équilibré par le salé du jambon. Cela forme  un binôme presque trop glamour : on comprend alors le "geste du Timut" qui apporte une dissonnance gustative salutaire. 

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À ce stade, il reste assez peu – euphémisme  – de champagne dans les verres. Il a été remplacé par du Sancerre Les Monts Damnés 2012 de François Cotat. Ce vin n'était pas prévu au départ : il a remplacé au pied de guerre un Silex de Dagueneau jugé peu causant. En fait, nous le constaterons ensuite, il était surtout trop froid. Pas de doute; le nez sur le pomelo et un fin bourgeon de cassis nous amène bien à Sancerre. Et sa droiture minérale évoquant une lame d'acier sur un grand terroir du Kimmeridgien. Sa température de service plutôt élevée émousse son tranchant qui devient presque caresse. Mais lorsqu'on le comparera ensuite avec son alter-ego de la rive d'en face, on se rendra compte de l'effet millésime –  2012 n'est pas 2009.  

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 Avec cette grande tuile posée dessus, ce plat peut sembler mystérieux... 

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Là, vous voyez-mieux, non ? Ce sont des langoustines saisies juste assez pour ne pas nuire à leur chair délicate, accompagnées d'une fine brunoise dé légumes encore croquants et de citron confit, et d'un beurre-blanc au citron additionné d'une pincée de safran. En soi, rien d'hyper-technique. Mais  ce plat est du bonheur à l'état pur,  car tout a été dosé pour qu'aucun ingrédient n'écrase l'autre, mais au contraire le sublime. Chaque bouchée éveille de nouvelles sensations, selon que vous ayez pris plus de langoustine, de brunoise ou de sauce. Ou de tuile. N'oublions pas la tuile car c'est le seul élément croustillant du plat : elle a son rôle à jouer. 

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 Le Silex, même s'il est issu du  même cépage que le Sancerre, affiche un profil assez différent (2009 oblige) : plus de rondeur, plus d'ampleur, une tension moins marquée même si pas absente. Une aromatique plus sur l'agrume confit qui ressort particulièrement bien avec le plat.Et un toucher de bouche tout en finesse qui épouse la chair de la langoustine.  Accord parfait et jubilatoire !

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Savourer un homard au vin jaune entre des langoustines au citron confit et un lièvre à la royale relevait du fantasme pour nombre d'entre nous. On dit parfois qu'il ne vaut mieux pas les réaliser. Eh bien Philippe nous  a prouvé le contraire : vivons nos rêves les plus fous !  Cela dit, il est très différent de celui qu'on imaginait : pas de morilles ni de crème, mais des légumes automnaux rappelant un pot au feu, une sauce corsée (têtes et vin jaune) qui évoque presque un civet),et des queues de homard cuites toute en douceur, au point que leur chair  moelleuse se rapproche de celle  des langoustines. On retrouve dans cette assiette  le talent d'équilibriste du chef, qui réussit à nous faire redécouvrir  un plat que nous pensions connaître. 

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L'étiquette est "hors-commerce", mais ce Vin jaune 2011 "S"du Château d'Arlay a bien été mis en vente sous le nom de Protéodie. Ce nom fait référence à une musique qui a été diffusée dans le chai 20 mn par jour pendant un mois afin de favoriser la formation du voile.  Alain de Laguiche nous avait offert cette bouteille afin que nous la dégustions ensemble. Ce repas nous semblait le meilleur moment pour le faire. Nous n'avons pas pu comparer ce vin avec la cuvée "normale", mais il s'avère très fin, harmonieux, déjà bien ouvert, avec un "goût de jaune"  des plus agréables – plus sotolon qu'éthanal. Il est par contre presque trop léger pour s'affronter au plat : la sauce corsée aurait réclamé un millésime plus solaire (2003 ?).  

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Et voilà le lièvre à la royale tant attendu : sa présentation est sobre et classique. Mais elle suffit à allumer une petite lumière au fond des yeux de ses adorateurs. Avant même de commencer à y goûter,  le nez est en émoi, et les papilles sont en surchauffe dans les starting-blocks. 

Allez, go ! On l'attaque, et de suite, nous retrouvons nos marques  : ce goût Intense et corsé du lièvre, adouci par le foie gras et la longue cuisson. Nous en avons  mangé des plus dérangeants. Des plus travaillés. Des plus sages, aussi. Celui-ci semble  atteindre une sorte d'idéal, ne tombant dans aucun travers ou excès. Le chef n'a pas mis son égo dedans. Comme on le dit dans les émissions culinaires, "il a respecté le produit" en lui gardant toute sa noblesse, tout en ne perdant l'objectif principal, largement atteint : procurer le maximum de plaisir aux convives. 

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Le choix de ces pommes-gaufrettes pour accompagner le lièvre peut surprendre. En même temps, lorqu'on se met dans la logique globale du plat, de la croustillance est bien venue, car tout le reste est désespérement "mou" (.bon, du mou comme ça, j'en veux bien tous les jours).  Proposer de la purée, comme cela se fait beaucoup, serait ajouter de la mollesse à la mollesse. Donc vive les gaufrettes !

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Cela faisait 8 ans que j'avais en cave cette Côte-Rôtie de Gérin, attendant la bonne occasion de la sortir.  Avant de l'ouvrir, j'avais lu deux-trois choses à son sujet qui ne m'avaient pas rassuré plus que ça. Eh bien ça s'est confirmé à l'ouverture : le nez est plus marqué par la barrique que par la syrah. Et en bouche, ça manque singulièrement d'énergie, d'intensité  et de profondeur : électrocardiogramme plat...  Bu à l'aveugle 1 ) je n'en aurais pas acheté et 2) j'aurais estimé le prix à 10-12 € grand max. Problème : on est à 100-120 € la bouteille.... 

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J'ai tout de même amené la Côte-Rôtie au restaurant, histoire que  mes amis puissent la goûter et se faire leur opinion. Mais j'avais prévu ensuite du vrai vin pour accompagner le lièvre. Une semaine plus tôt, j'avais  été bluffé par une bouteille de Cabardès la Dérive 2016 du domaine de Cabrol (50 % syrah, 50 % cabernet-sauvignon).  Je m'étais alors dit qu'avec le lièvre, ce serait génial. J'en avais donc ouvert une nouvelle  deux jours avant le repas, histoire de bien l'aérer (30 heures de carafe, tout de même). Le jeudi matin, je l'ai goûtée, et elle m'a moins plu que celle de la semaine précédente. J'ai donc également ouvert une bouteille de Vent d'Est 2017 du même producteur (60 % syrah, 40 % cabernet-franc) que j'ai carafée deux heures. 

 Les deux vins ont beaucoup plu à mes amis, avec tout de même une préférence pour La Dérive, plus complexe et plus fine. Les deux allaient magnifiquement bien avec le lièvre. Pour leur descriptif, je vais m'auto-citer. 

La dérive :  La robe est grenat très très sombre, pas translucide Le nez a ce côté ténébreux que j'adore, sur l'encre, le cassis, l'olive noire séchée, le poivre noir, le graphite, la truffe noire. Du Soulages en odorama ! En cherchant bien, on a de violette et de l'encens. Bref, à tomber !La bouche est ample et élancée, tendue par un fil invisible, et déployant dans tout le palais une matière d'une impressionnante densité. Le toucher est velouté/moelleux tout en percevant un grain tannique fin et serré, mais déjà bien poli, harmonieux Le tout sur une aromatique fraîche et intense de cassis, de mûre, d'olive noire et de notes balsamiques / résineuses / "garriguesques" très italianisantes.  La finale gagne en puissance et en concentration, mais aussi en fraîcheur et en complexité aromatique, avec une mâche finement crayeuse, une intensité saline assez incroyable, et de la truffe, du cèdre, de l'eucalyptus...

Vent d'Est : la robe est grenat sombre aux reflets violacés, quasi opaque. Le nez est très expressif, complexe, charmeur, sur la liqueur de fruits rouges et noirs, le lard fumé, la violette, la vanille, le poivre blanc, l'olive noire confite. La bouche est très ample, enveloppante, déployant une matière à la chair d'abord fine et sensuelle, puis de plus en plus dense et profonde : on s'enfonce dans la terre jusqu'à atteindre le socle rocheux. La tension est assurée par une grande fraîcheur aromatique, sur le cassis et le menthol, le poivre cubèbe et l'écorce d'agrume. 

La finale commence d'abord par tout concentrer en un point minuscule avant de nous faire un big bang du tonnerre de dieu avec dans le désordre le cassis, la fumée, le menthol, le poivre, l'agrume, la réglisse, l'olive noire... C'est l'agrume et le menthol qui assurent le (superbe) finish, sous un fond de notes fumées. C'est long, très très long.

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Le choix du fromage a été dicté par le vin. Philippe voulait amener un Rosé Salmonido 2014 de Barranco Oscuro qu'il m'avait acheté il y a 4 ans (le temps passe...). Je me suis dit que la mimolette est certainement le fromage qui l'accompagnerait le mieux. Déjà, au pire, il y aurait un accord couleur ;-) En fait, ce fut beaucoup mieux que ça. Ils étaient vraiment faits pour s'entendre. 

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A mon grand étonnement, ce vin sans soufre n'a pas bougé d'un poil depuis quatre ans. Aussi me permets-je encore de reprendre une description de l'époque : a robe est vermillon orangé, couleur saumon sauvage de l'Alaska. Le nez grillé/fumé "sésame & pétard" fait plus penser à un chardonnay bourguignon voire jurassien – style Graviers de Tissot – qu'à un v0i1n rosé (LE vin à servir en verre noir !). Il y a aussi une pointe de volatile pas du tout désagréable qui apporte une touche de fraîcheur. La bouche est ample, aérienne, avec une matière douce, soyeuse, tendue par une fine acidité. L'aromatique n'est pas là non plus porté sur le fruité, mais toujours sur ces notes grillées/fumées, mais également une certaine vinosité qui n'est pas sans évoquer les rosés champenois. Le bel équilibre masquerait presque la richesse du vin (15 % vol.). La finale digeste et épicée conjugue acidité, amertume (quinquina, orange amère) et légère astringence.

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Pour le dessert, j'avais dit à Philippe qu'on amènerait un vieux Sauternes. Il fallait dont une aromatique sur l'agrume confit, le safran, la truffe, le caramel... Ainsi est donc est née cette pavlova à la pomme rôtie au beurre et au confit d'agrume, crème brûlée à l'huile de truffe. Elle est accompagnée d'une quenelle à base d'écorce d'orange confite, peu sucrée, mais pas trop amère non plus. Elle est essentielle dans l'accord avec le vin. 

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L'étiquette n'est pas très lisible. Difficile de deviner que c'est un Sauternes Château les Justices 1975. Mais le bouchon le confirme. La robe est cuivrée. Le nez évoque la marmelade d'orange, le safran, l'encaustique, la truffe. La bouche est ronde, moelleuse, tendue par une belle acidité, avec une matière onctueuse, sucrée juste comme il faut, et une aromatique sur l'orangette, le miel et le safran. La finale est expressive, mêlant les amers de l'orange confite et du quinquina à des notes d'encaustique et de truffe. 

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Merci à Philippe et à toute son équipe pour ce repas mémorable !

Commentaires
F
Je te lis au réveil et me voilà replongé dans les rêves... Passionnant et salivant compte rend. Merci.
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V
Hé bien ma vache (si je puis me permettre)...je ne t'aurais pas envié en d'autres circonstances mais là, d'abord merci de ton temps passé à nous retranscrire, et en ces moments anxiogènes, quelques minutes de paix...au plaisir.
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Quand deux passions se rejoignent pour n'en faire qu'une: la gastronomie
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